Une chronique de Christian Merlin sur le Ring de l’opéra Bastille

Le Figaro du 27/11/2020

Christian Merlin

Ring: une chevauchée épique

Entre le confinement de mars, le départ de Stéphane Lissner, le couvre-feu puis le reconfinement, la nouvelle production wagnérienne de l’Opéra de Paris a connu bien des vicissitudes, avant sa diffusion sur France Musique.

Répétition générale de «La Walkyrie», par l’Orchestre de l’Opéra de Paris, le 20 novembre à Bastille, avec Lise Davidsen dans le rôle de Sieglinde et Stuart Skelton en Siegmund, sous la baguette de Philippe Jordan .
(CP Elisa Haberer / Opéra national de Paris)

 

On en a vu, des représentations wagnériennes! Mais on ne croit pas avoir jamais autant vibré en entendant les premières notes de La Walkyrie par l’Orchestre de l’Opéra sous la baguette de Philippe Jordan. Ce n’est pas seulement parce que, faisant partie de la petite vingtaine de personnes autorisées à être dans la salle pour cette séance à huis clos, on s’est pris l’espace d’un instant pour Louis II de Bavière se faisant jouer les opéras de Wagner pour soi tout seul. Ce n’est pas seulement parce qu’être submergé par le son wagnérien qui se déploie dans l’Opéra Bastille vide est une expérience grisante, qui donne la chair de poule. À la douloureuse prise de conscience près que cette salle sonne mieux sans public… C’est surtout à cause de tout ce que représentait ce coup d’envoi des versions de concert du Ring de Wagner enregistrées par France Musique, après tant de vicissitudes. Premier violon solo de l’orchestre, Frédéric Laroque hésite au moment de définir ce qu’il éprouve : « C’est un arc-en-ciel de sentiments, entre un bonheur indicible et une extrême concentration.» Avant de préciser sa pensée : «Après six mois sans jouer, c’est un retour à l’essence même de notre vocation: nous faisons de la musique parce que ce serait insupportable de ne pas en faire.»

 Et quelle musique! À quel niveau! À la fin de La Walkyrie, Philippe Jordan s’est adressé à ses musiciens : «Quand j’ai dirigé cette œuvre au Met de New York, je me suis régalé, mais ce que vous avez fait là, c’était supérieur.» C’est la troisième fois que Jordan dirige la Tétralogie à Paris. Entre 2009 et 2011, il avait dû apprendre l’œuvre aux musiciens qui ne l’avaient jamais jouée. En 2013, on sentait l’orchestre déjà plus familier avec les rouages de cette musique grandiose. En 2020, on a la conviction d’entendre un des meilleurs orchestres wagnériens au monde. Plusieurs musiciens l’ont noté : «Ce qui nous demandait une adaptation se remet en place tout seul.» La beauté sonore et l’élégance, tout comme la virtuosité, ont toujours été la marque de fabrique de l’orchestre avec Jordan. Mais là s’ajoutent un frémissement et un éclat particuliers. Avec l’impression qu’il se joue quelque chose d’essentiel, dans un vaisseau qui a beaucoup tangué ces derniers mois.

Repenser la cohésion sonore

La joie de jouer y est pour beaucoup. Le fait d’être sur scène et non dans la fosse aussi, même si l’extrême éloignement des musiciens dû aux règles de distanciation oblige à repenser la cohésion sonore. Le dispositif n’est pas toujours favorable aux chanteurs, mais ces exécutions ont vocation à être diffusées à la radio : les micros de France Musique seront là pour corriger les déséquilibres et donner un coup de pouce à des solistes couverts par l’orchestre dans la salle. D’autres n’en ont nul besoin, d’autant que certaines défections, au hasard celle du ténor star Jonas Kaufmann, ont permis des surprises, comme cette magnifique distribution du premier acte de La Walkyrie, avec le Siegmund si sincère et émouvant de Stuart Skelton et l’incroyable Lise Davidsen, dont la Sieglinde palpitante déploie sa voix dardée telle une épée de lumière. Ne connaîtrait-elle aucune limite? Cette jeune femme d’aujourd’hui, en baskets et collants Lycra comme pour sa gymnastique, fait revivre l’âge d’or du chant wagnérien.

Tout le monde est en tenue de ville, beaucoup de jeans et de chemises par-dessus le pantalon. Fini l’époque où répétitions et séances de studio s’effectuaient en complet veston : priorité au confort pour jouer et chanter ces marathons wagnériens, si exigeants pour l’endurance. Face au micro qui lui a été attribué par l’équipe de réalisation de Jean-Claude Mullet, tel chanteur fait des mouvements d’assouplissement entre deux répliques, tel autre tapote sur son smartphone après avoir tué Siegfried, et l’on guette les gestes de complicité entre musiciens, comme cette corniste faisant un petit signe de la main à sa voisine après un solo réussi. Chacun a sa méthode pour évacuer la pression. Mais si l’on a l’impression que ce Ring marquera durablement la maison, c’est aussi, et surtout, parce qu’il revient de loin! Jugez plutôt.

Printemps 2019: Stéphane Lissner annonce le programme de la saison 2020-2021. On découvre qu’il a prévu un nouveau Ring, confié au metteur en scène Calixto Bieito. Rien d’étonnant, il a produit une Tétralogie dans chacun des théâtres qu’il a dirigés, du Châtelet à la Scala en passant par le Festival d’Aix. Ce sera en outre l’occasion de clore en apothéose le mandat de Philippe Jordan comme directeur musical. L’Or du Rhin et La Walkyrie ouvriraient le bal au printemps 2020, suivis de Siegfried et du Crépuscule des dieux à l’automne, et de deux cycles complets en novembre et décembre.

Mars 2020 : le premier confinement oblige à annuler les deux premiers volets. On se prend à espérer que l’on pourra rattraper le tout à l’automne. Mais le 11 juin, Stéphane Lissner annonce dans Le Monde que l’Opéra est «à genoux» et jette l’éponge. On fermera la Bastille pour travaux, pour ne rouvrir qu’en novembre avec… La Traviata et La Bayadère. Exit le Ring! Le 19 juin, dans Le Figaro, Philippe Jordan sort de sa réserve pour exprimer sa frustration. Laissant entendre qu’il a été mis devant le fait accompli. Il ne digère pas d’être privé de ce qui serait non seulement «son» Ring, mais celui de l’orchestre qu’il a porté au pinacle pendant onze ans. Conscient de l’impossibilité d’une version scénique, il avait, avec la délégation des musiciens, proposé une version de concert. Solution non retenue. Ses propos font mouche.

 Le 24 juin, interviewé sur France Musique, Stéphane Lissner tempère et «espère» une version de concert du Ring. Mais plus aucune date n’est libre! Le 10 juillet, Alexander Neef, devenu directeur à part entière après le retrait prématuré de son prédécesseur, annonce officiellement que le Ring sera bel et bien donné en concert, un cycle à la Bastille, un autre à l’Auditorium de Radio France. Le Ring est sauvé. Pour la version scénique, il faudra attendre la saison 2023-2024. Les répétitions vont bon train lorsque tombe la nouvelle du couvre-feu, le 24 octobre. Qu’à cela ne tienne : on revoit les horaires pour rester dans les clous… Le Ring est sauvé.

«L’orchestre sera prêt»

30 octobre : reconfinement. On croit cette fois que c’en est fait, que Lissner avait raison, qu’il aurait mieux valu renoncer d’emblée. Or Alexander Neef, qui conçoit son rôle de directeur comme celui d’un fédérateur, est bien décidé à «employer [son] énergie à faire et non à défaire». Selon Neef, «le rôle de France Musique a été crucial pour nous permettre de parler à notre public par d’autres moyens». On jouera donc les quatre opéras de la «trilogie avec prologue» (expression que Wagner préférait à celle de tétralogie), sans public, mais avec les micros de Radio France, gage d’immortalisation, dans des prises de son de premier ordre. À ceci près que les incessants changements de calendrier empêchant de les jouer dans l’ordre, on renonce au direct pour les enregistrer et les diffuser dans la dernière semaine de décembre. Le Ring est sauvé.

12 novembre : Philippe Jordan est «cas contact»! Il faut tout arrêter pendant sept jours, à une semaine de la première, alors que les générales n’ont pas encore eu lieu. Coup dur, de l’aveu même d’Alexander Neef, habitué à chercher une solution chaque fois qu’un problème se pose. La commission d’orchestre exprime sa loyauté au maestro : «Ne vous inquiétez pas, l’orchestre sera prêt, quoi qu’il arrive.» Le premier violon Frédéric Laroque écrit à son tour au chef pour l’assurer qu’ils joueront «contre vents et marées». Au retour d’isolement, on met les bouchées doubles, on place les générales entre deux premières, et tant pis pour le jour de repos indispensable aux artistes entre deux de ces ouvrages épuisants. Les chanteurs se remplacent mutuellement en cas de défaillance, même dans des seconds rôles : et voici Ricarda Merbeth, l’interprète de Brünnhilde, qui accepte d’assumer les quelques (mais piégeuses) répliques d’une des huit Walkyries dans la chevauchée! «Cette fraternité n’existe que chez les chanteurs wagnériens», estime Alexander Neef. À la fin de ces séances pour l’histoire (gardons les doigts croisés : reste encore Siegfried!), pas d’applaudissements, si ce n’est ceux des forces vives de l’Opéra, que l’on a senties soudées et soulevées par ce défi qui était une manière de retour aux fondamentaux après la plus démoralisante des crises. Puisse cette dynamique fixer le cap des prochaines années!

Diffusion sur France Musique les 26, 28, 30 décembre 2020 et le 2 janvier 2021 à 20 heures.

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