Toscanini à Bayreuth

 

 

 

                       vers 1890

vers 1935

La longue carrière d’Arturo Toscanini comme chef d’orchestre – sa première direction fut Aïda à São Paolo en 1886, alors âgé de dix-neuf ans, et sa dernière le 3 juin 1954 – fut marquée par quatre grandes épopées. Il dirigea La Scala de Milan jusqu’en 1908, pour en reprendre la direction après la première guerre mondiale et y renoncer car en perpétuel conflit avec la brutalité mussolinienne,  puis ce fut le Metropolitan de New York  jusqu’en mai 1915 il reprit un engagement de 1928 à 1937 avec l’Orchestre Philarmonique de New York,  enfin de 1937 à 1954 il dirigea le NBC Symphonic Orchestra. Au-delà de ces repères il accumula les contrats avec nombre de villes et festivals d’Europe et d’Amérique, tant sa direction était mondialement appréciée. Par deux fois il se rendit en ‘’Palestine’’, c’est-à-dire là où la toute jeune ville de Tel-Aviv se développait.

Son répertoire était immense, et il participa à la création de nombreuses œuvres musicales, notamment à celles de Puccini. Il finit par renoncer à diriger des opéras pour se consacrer exclusivement à des œuvres orchestrales, qu’il imposa  comme des standards.

Son engagement politique et moral l’amena à s’opposer de front aux absurdes et monstrueuses dictatures mussolinienne et hitlérienne, également au racisme qui régnait aux Etats-Unis. Toute sa vie, il multiplia les concerts de charité afin de venir en aide à des organismes ou des associations caritatives. Il eut toujours un souci profond du quotidien des musiciens de rang avec lesquels il travailla.

Bien des célébrités de son époque vinrent le rencontrer pour lui témoigner leur admiration et certains devinrent de ses amis : Stefan Zweig, Thomas Mann, Albert Einstein, Charlie Chaplin. Bien entendu, il entretint des relations étroites avec les musiciens d’importance qui furent ses contemporains. Verdi, à la fin de sa vie, le recommanda comme chef d’orchestre.  Il partagea la direction d’orchestre au Metropolitan avec Gustav Mahler en 1908.

Carla de Martini en 1897

Sa vie privée fut mouvementée. D’abord marié à Carla de Martini qui resta son épouse toute sa vie (il avait un sens profond et intransigeant  de la famille),  dont il eut quatre enfants, il n’eut pas moins de nombreuses maîtresses auxquelles il déclarait invariablement une passion enflammée.

Soixante années donc exposées aux feux de la rampe. Ses va-et-vient continuels entre l’Italie et les Etats-Unis ponctués par des tournées avec les divers orchestres qu’il avait en charge pour un temps ou par des réponses favorables aux invitations qu’il recevait de partout, tout cela témoigne d’une énergie hors du commun, sans que cela n’ait jamais nui véritablement à son souci artistique.

Les musiciens des orchestres qu’il dirigea lui vouèrent une reconnaissance et une admiration illimitées, et cela malgré les colères d’une violence inouïe dont il pouvait faire preuve lors des répétitions.

C’est de  cet homme, qui rencontra très tôt dans sa vie l’œuvre de Richard Wagner,  et lui fit une place de la première importance dans son édifice musical, et qui pourtant manifesta sa détestation d’un certain milieu wagnérien gravitant à Bayreuth,  dont il sera question ici.

A la racine de cette vie extraordinairement riche, il y a un don de mémoire exceptionnel venant soutenir un profond sens musical. Il était capable de mémoriser une partition après une seule lecture aussi longue et complexe qu’elle puisse être. Il en était de même pour la poésie, les pièces de théâtre, les livrets d’opéra etc. A cette mémoire visuelle s’ajoutait une mémoire auditive qui lui permettait de se souvenir avec beaucoup de détails des pièces musicales qu’il pouvait entendre, en n’ayant pas besoin de consulter la partition, même si cette écoute remontait à loin dans le temps.

C’est ce don qui explique la raison pour laquelle à l’âge de dix-neuf ans, en 1886, lors d’une tournée musicale au Brésil, à São Paulo, avec l’orchestre de Parme dans lequel il jouait du violoncelle, à l’occasion de la défaillance du chef pour la représentation d’Aïda, il prit la direction de l’ensemble à la demande des autres musiciens qui avaient reconnu ses dons exceptionnels. Toscanini a rapporté son souvenir de cette première direction : « Quand je montai sur le podium et vis l’orchestre en dessous cela ne me troubla nullement. Mais quand je vis le rideau se lever et entendit les premiers mots — Si : corre voce —  eh bien, les chanteurs ne sont pas comme un orchestre, vous les entendez toujours un petit peu en retard, et cela me perturba. J’étais effrayé de ce que mes bras ne puissent pas suivre. Mes bras me servaient à jouer du violoncelle, non à diriger. Mais aussitôt que le chœur  entra – Ed osan tanto ? – je dirigeai. Vraiment je dirigeai. Je n’avais pas la technique de la direction, mais je dirigeai. »

Les jours qui suivirent la presse locale rapporta ce remarquable début : « Toscanini a seulement dix-neuf ans, et on peut dire qu’il est un prodige musical. Il connait soixante opéras par cœur, peut-être cent vingt. Il peut accompagner les chanteurs au piano, sans regarder la partition (…). Vif, alerte, enthousiaste et courageux. M. Toscanini s’avère avoir une main sûre et est  un chef rassurant.»

Sa stature de chef innée, qui le plaçait au-dessus des autres musiciens venait de sa totale dévotion à la musique. Il ne pouvait pas admettre que des gens qui se disaient musiciens pouvaient être paresseux, ou tièdes dans leur travail. Comment pouvaient-ils sentir pleinement et profondément, s’ils ne mettaient pas tout leur corps et toute leur âme dans la grande tâche – et le grand privilège – qui leur étaient mis entre les mains?

Plus il acquérait d’expérience, et moins il acceptait de complaisance. Il pouvait répéter patiemment pendant des heures s’il sentait que ses musiciens et ses chanteurs travaillaient au maximum de leurs capacités. Mais s’il en allait autrement, il pouvait se mettre en fureur, casser les baguettes, crier des obscénités, déchirer les partitions, taper sur son pupitre, et hurler des insultes au coupable. Les chanteurs, parfois quittaient la répétition en larmes, et les instrumentistes s’absentaient de  la répétition pour s’arracher à  la tension et à l’épuisement.

Personne ne pouvait pour autant l’accuser d’agir par intérêt personnel ou par vanité. Il ne faisait jamais de gestes superflus pour impressionner le public ou se précipiter pour recevoir les applaudissements. Il passait ses journées en séances d’entrainement, répétitions de scènes, de chœur, d’orchestre, d’ensemble. Il passait ses nuits à intégrer de nouvelles partitions ou d’approfondir celles déjà étudiées. Beaucoup de gens s’indignaient ou détestaient ces exigences, mais d’autres réalisaient que ce combat impliquant tension et épuisement visait une finalité artistique supérieure. Ces attitudes furent une constante durant toute sa carrière.

Des multitudes de témoignages venant de musiciens – aussi bien de musiciens de rang que de chefs d’orchestre ou de chanteuses ou chanteurs – sur la façon dont Toscanini faisant travailler lors des répétitions, nous sont parvenus.

Olive Fremstad en Isolde

Exemplaire est celui d’Olive Fremstad qui tenait le rôle d’Isolde dans la production du Metropolitan durant la saison 1910-1911. Elle avait déjà tenu le rôle au cours des deux saisons précédentes, sous la direction de Gustav Mahler au même Metropolitan. Elle se rappellera plus tard que la musique dirigée par Toscanini s’élevait de la fosse, comme un balayement électrique  doux et puissant prenant la soprano et la portant à des hauteurs au-delà d’elle-même. Enflammée par l’exaltation croissante d’Isolde, Le chef, à son tour, envoyait les flammes crépitantes de sa propre inspiration, de plus en plus haut. L’intensité atteignit un tel sommet que Fremstad, craignant qu’il ne lui reste plus rien de sa voix pour la soirée de la représentation, marcha incertaine au travers des projecteurs, son visage plein de larmes, et osa demander à Toscanini de ne pas aller plus loin. Il arrêta la répétition, monta sur la scène, et lui indiqua quelque choses sur sa partition. Avant longtemps les deux éclatèrent de rire, il lui baisa la main et partit précipitamment vers sa loge. « De telles choses arrivent rarement dans une vie, pour cela, je remercie Dieu », commenta-t-elle.

 

Dans son autobiographie The story of An american singer, Géraldine Farrar rapporte que le rêve de Fremstad, durant les années qui suivirent était de reprendre le rôle d’Isolde sous la direction de Toscanini. Un peu excentrique à ses dires, elle lui envoya une lettre dans ce but. Elle avait près de quatre-vingt ans…

L’important critique musical du New-York Times de l’époque, Richard Aldrich écrivit que sous la direction de Toscanini elle interprétait son rôle avec plus de puissance et plus d’accomplissement qu’auparavant.

Toscanini prit ses fonctions à La Scala à la Noël 1898. Tullio Serafin ( il était le premier assistant violoncelliste à cette époque), témoigne du travail de refonte auquel se livra Toscanini. Lohengrin était un des rares opéras de Wagner à être joué en Italie, mais avec d’importantes coupures. Toscanini avait en tête de le représenter dans sa quasi-totalité. Lors d’une répétition, elle avait commencé à huit heures du matin et il était treize heures trente, et les musiciens en étaient au début de la dernière scène du IIIème Acte, quand la basse, Oreste Volpi, entama la ligne du roi Heinrich : « Soyez remerciés, chers sujets du Brabant », Toscanini vociféra : « Roi de trèfle ! depuis le commencement l’acte entier ! » Serafin rapporte : « un sursaut de révolte passa dans l’orchestre, mais personne ne dit mot. »

Serafin rapporte également que les méthodes de Toscanini étaient vraiment sévères et provoquaient des rouspétances et des protestations parmi ses collègues, en sous-cape évidemment. Mais il ne fallut pas longtemps à Serafin pour comprendre que Toscanini avait raison. La discipline dans les orchestres était très relâchée dans ces années, bien qu’il y eut d’excellents musiciens. Ils ne travaillaient pas la rythmique de manière précise et ils négligeaient presque complètement de tenir compte des indications de dynamique, avec pour résultat que le respect dû à l’interprétation était laissé au hasard. Et il arrivait très  rarement que l’effort soit fait pour arriver à ce que Wagner dans son essai L’art de la direction, indiquait comme la chose la plus difficile : tenir la longueur du son à une intensité égale et constante.

Contre cela, négligence, paresse, manque d’attention, et fausse tradition, Toscanini se battit comme un lion. Il ne voulait qu’une seule chose, le respect de l’art. Mais dans son impatience pour y parvenir et pour l’imposer, il perdait le contrôle de lui-même, il criait, usait d’imprécations, insultait même. Ce qu’il accomplit, continue Serafin pour l’interprétation musicale et les efforts qu’il fit pour l’art de l’exécution a une grande signification et les excès de sa nature peuvent être compris sans pour autant être justifiés.

Presque cinquante ans après sa première saison à La Scala, après avoir vécu un demi-siècle de bouleversement de tous ordres, travaillant sans relâche pour l’art musical malgré ces tourmentes, il revint à l’opéra de Milan, qu’il avait quitté à la fin des années vingt sous la pression fasciste.

En avril 1946, Toscanini, Carla, son épouse et Walter, son fils, quittèrent les Etats-Unis où ils étaient restés durant toute la durée de la guerre. Ils emportaient avec eux un stock de cordes de remplacement pour les musiciens de la Scala. A Genève ils retrouvèrent Wally leur fille et Emanuela, leur petite fille, réfugiées en Suisse pendant la guerre. Ne manquait que leur troisième enfant Wanda, l’épouse de Wladimir Horowitz, restée à New-York. En octobre 1946, escortés par des véhicules de l’armée américaine, ils traversèrent Milan largement détruite par les bombardements. Leur splendide maison de la via Durini avait été épargnée, mais n’était pas suffisamment habitable. Aussi ils s’installèrent dans leur ferme à Ripalta Guerina.

Là, avec le commissaire spécial de la Scala, Antonio Ghiringhelli, ils discutèrent de la réouverture de l’opéra qui venait d’être restauré. Le concert  fut prévu pour le 11 mai 1947. Toscanini tenait à ce que ce soit un programme exclusivement italien, des ouvertures d’œuvres de Rossini, Verdi, l’Intermezzo et l’Acte III de la Manon Lescaut de Puccini, et pour terminer le programme, le Prologue du Mefistofele de Boito. Tous les quatre étaient des compositeurs que Toscanini interpréta toute sa vie, que ce soit en Italie, en Europe ou en Amérique. Il avait rencontré et connu les trois derniers, et avait dirigé des premières de certains opéras de Boito et Puccini. Il entretint, avec ce dernier, une longue et profonde amitié, parcourue d’incessantes discutions polémiques.

Enrico Minetti, encore premier violon, prévenait ses jeunes collègues, avec l’approbation des musiciens de sa génération, de  l’intransigeance artistique de Toscanini, son inflexible volonté, sa fidélité et pure dévotion à la musique, ses emportements, ses crises de nerfs, la peur que ressentaient les musiciens.(Lorsque Toscanini alternait la direction entre La Scala de Milan et le Metropolitan de New York, printemps et automne pour La Scala, hiver et printemps pour le Metropolitan, durant son absence, les musiciens, sous la direction d’autres chefs, avaient le sentiment d’être en vacances.)

La répétition en vue du concert du 11 mai commença dans une atmosphère amicale. Minetti rapporte : « Toscanini même souriait quelques fois. Une vraie idylle ! Les jeunes, en extase, nous regardaient presque avec sympathie. C’est ça, la terreur de l’orchestre? Mais c’était une question de temps : petit à petit les observations du Maestro devenaient de plus en plus autoritaires, plus incisives, moins aimables ; les invitations  à ‘’faire un effort’’ les exhortations à ‘’transpirer’’, étaient péremptoires, accompagnées du geste bien connu de l’index accusateur ; et ses regards commençaient à fouiller dans nos yeux et dans nos cœurs. A nouveau nous vîmes quelques feuilles de partitions s’envoler vers le joli  auditorium tout neuf, et (rien de nouveau sous le soleil) plus d’un mouchoir fut tordu sans pitié et beaucoup de baguettes furent cassées et jetées aux quatre vents ! La jeunesse avait l’air quelque peu sinistré. Ce fut à notre tour de sourire. A la fin nous avions retrouvé notre Maestro, juste comme nous l’avions connu, admiré, craint et aimé. »

Par chance, le soir du concert inaugural de la restauration du Teatro alla Scala, construit 168 ans auparavant, coïncida avec le départ pour l’exil de Victor Emanuel III. Toscanini avait fait bien des difficultés pour accepter de diriger l’inauguration à cause du maintien du monarque, dont il n’acceptait pas la collaboration avec le régime fasciste. A sa demande, on avait retiré les armes de la Savoie de la loge royale, laquelle accueillit, toujours à la demande de Toscanini,  les anciens chanteurs et musiciens qui avaient été sous sa direction jusqu’à la fin des années vingt.

Des dizaines de milliers de spectateurs s’étaient rassemblées sur la Piazza del Duomo et sur la Piazza della Scalla afin d’écouter le concert diffusé par haut-parleurs, pendant que des millions d’autres, d’Italie et de par le monde l’écoutaient à la radio. Quand Toscanini marcha vers le pupitre, toute la salle se dressa sur ses pieds, criant, applaudissant, acclamant l’homme qui, pour le public milanais, était le symbole vivant de l’excellence musicale, de l’intégrité politique, et un mélange de sévérité et d’humanité.

A la fin du concert, en bas de la scène, Minetti, au nom de tout l’orchestre, et avec Emanuela à côté de son grand-père, présenta à Toscanini un médaillon d’or sur lequel était écrit :

‘’POUR LE MAESTRO QUI NE FUT JAMAIS ABSENT – SON ORCHESTRE.’’

Un homme a accompagné et construit une grande partie de la carrière mondiale de Toscanini, il s’agit de Giulio Gatti-Casazza. Il fut présent depuis le tout début à la  carrière de Toscanini. Agé de 21 ans (Toscanini en avait 23) il l’entendit diriger en 1889, à  Gênes l’ouverture des Vêpres siciliennes. Il était le fils d’un impresario d’opéra duquel il hérita le goût pour les affaires dans le monde de l’art lyrique.

Les deux jeunes gens devinrent amis. La saison de la Scala 1897-1898 se trouva compromise par un précédent  désastre financier et artistique. Il fallait d’urgence trouver à la fois un administrateur et un chef capables de sauver la situation. Ce ne fut personne d’autre qu’Arrigo Boito, alors âgé de 56 ans, et qui voyait dans Toscanini un chef incomparable, qui propulsa les deux hommes à la tête de La Scala. Leur premier exploit fut de monter les Maîtres chanteurs pour le début de saison. Toscanini se garda bien de révéler, tout en proposant cette représentation, qu’il ne connaissait l’œuvre qu’au travers de la partition, qu’il ne l’avait jamais entendue. Il mentit aux membres du conseil d’administration en leur disant qu’il avait entendu l’œuvre une fois en Amérique du sud.  Ce fut néanmoins grâce au travail acharné auquel se livra Toscanini et auquel il livra l’orchestre qu’il obtint un  grand succès. Gatti-Casazza voulut quand même réparer la défaillance et entraîna Toscanini à Bayreuth à l’été 1899 pour entendre les Maîtres dirigés par Hans Richter. Toscanini, remarqua qu’à un moment, Richter avait fait un ritardando soudain sur le dernier quart de temps d’une mesure, alors que lui-même avait joué une progression. En revenant à la partition il se rendit compte, à sa grande honte, que Richter avait raison, que ce détail lui avait échappé.

Au terme de la saison 1897-1898, Gatti-Casazza comme directeur administratif et Toscanini comme chef à part entière, virent leur contrat prolongés pour les trois saisons suivantes, puis renouvelé jusqu’en 1908. L’un et l’autre excellaient dans leurs fonctions respectives. Une profonde complicité les unissait. Elle reposait sur une intelligence artistique convergente. Tous les deux avaient le sens de ce qui fait le succès d’une maison d’opéra et le talent de le mettre en œuvre.

Giulio Gatti dit, dans ses Mémoires, ceci de sa longue collaboration avec Toscanini : « je considère que ce fut un vrai, grand, et durable bénéfice d’avoir rencontré et connu Toscanini à cette époque. Ce sens inné de probité et de sincérité qui était en moi, ainsi que mon éclectisme n’ont pu qu’être renforcés et plus clairement définis à son contact. L’identité de sentiment et de goût fut la principale raison de notre longue collaboration et entente. S’il y eut des dissensions, elles furent occasionnées, avant tout, par l’ambiance d’un théâtre qui est toujours soumise à des médisances. Mais, par essence, Toscanini et moi furent toujours unis par des sentiments d’amitié et des principes identiques. »

Les dix saisons à la Scala sous leur autorité témoignent des propos de Gatti-Casazza. Ils avaient le goût de sortir des sentiers battus, au prix même d’aller à l’encontre de ce que le public milanais attendait, cette attente pouvant se manifester par une hostilité a priori, jusqu’à ce qu’elle se transforma en enthousiasme après les spectacles qui leur avaient été donnés d’assister.

Il en fut ainsi de l’Elixir d’amour de Donizetti. Le public tenait le musicien comme passé de mode. Quand l’annonce de la programmation fut faite, Gatti reçut des lettres de souscripteurs mécontents l’accusant de transformer la Maison en un indigne théâtre de province. Ils prédisaient un désastre. « J’ai souvent vu Toscanini de mauvaise humeur, mais jamais d’une humeur aussi inquiétante que le matin du jour fixé pour la première de L’Elixir » se souvient-il dans ses Mémoires d’opéra.

Le public était non seulement clairsemé, mais hostile. Cependant,  Gatti avait engagé Caruso et Toscanini l’avait fait travailler avec acharnement. Aussi quand Caruso chanta la réplique de Nemorino (‘’Chiedi al rio perché gemente’’) à Adina (Regina Pinkert), le duo magnifique provoque une explosion d’applaudissement. On bissa et Toscanini s’exécuta. La basso buffo Federico Carbonetti engendra l’hilarité  par son jeu comique. L’apothéose vint lorsque Caruso entame la célèbre romance ‘’Una furtiva lagrima’’. Chaque phrase était interrompue par des exclamations d’admiration.

La production fut représentée dix fois à la demande d’un public toujours plus croissant. Le critique musical local écrivit : « Toscanini, qui est aujourd’hui considéré par chacun comme le plus grand interprète de Wagner, doit aussi ajouter la réputation du meilleur interprète de Donizetti. » Bientôt ce fut la venue de Chaliapine pour le Mefistofele de Boito qui assura une renaissance définitive de La Scala.

La renommée de Gatti-Casazza et de Toscanini grandit rapidement. Dès 1903 Toscanini eut une première approche avec le Metropolitan de New York. Il rejeta la proposition. En 1906, Heinrich Conried, le directeur général du Metropolitan et le financier Otto H. Khan revinrent à la charge. N’ayant pu véritablement accomplir ce dont il rêvait en matière musicale –il n’y arriva d’ailleurs jamais—Toscanini demanda son avis à Caruso, un habitué du Metropolitan. « Non, c’est un théâtre pour les chanteurs, non pour les chefs. » Il en resta là.

Mais ce fut le tour de Gatti-Casazza de recevoir en juin 1907 une lettre du Metropolitan l’informant de ce que Conried était gravement malade, et voulant savoir s’il serait intéressé par le poste de directeur général. Le même soir Gatti était invité chez les Toscanini. Il montra la lettre à Toscanini qui jugea qu’il fallait prendre la proposition au sérieux. Gatti-Casazza objecta qu’il ne connaissait pas les Etats-Unis et qu’il ne parlait pas anglais. « Si vous vous souciez de la proposition qui vous est faite et si les conditions vous conviennent, j’irai cette fois volontiers au Metropolitan. » Toscanini s’en remettait à l’habileté, au professionnalisme de son directeur.

Toscanini et Gatti-Casazza en 1908

La presse italienne s’alarma : « Toscanini et Gatti-Casazza pourraient quitter la Scala et trouver des positions comparables à New York.» Le Maestro fut accusé de manque de patriotisme d’’’acute dollaritis ‘’ d’avoir provoqué un ‘’divorce barbare ‘’ avec l’Italie et d’avoir agi comme les chanteurs-étoiles dont il déplorait auparavant l’attitude.

De son côté le Times informait ses lecteurs de ce que : « Toscanini avait été engagé comme chef au Metropolitan House in New York. » Et cinq jours plus tard le New York Telegraph annonçait : « Toscanini est tenu par beaucoup comme étant un des plus grands chefs vivants. Durant les dernières années il a conduit les plus grands orchestres d’Italie. Sa réputation est des plus hautes. Sa mémoire est impressionnante et encyclopédique. Dans l’esprit de clan italien M. Toscanini refuserait de venir à New York, à moins que M. Gatti-Casazza ne vienne avec lui. » Il ne s’agissait pas tant ‘’d’esprit de clan italien’’ que du fait de s’assurer de ce que Gatti soutiendrait et interfèrerait dans les choix et les demandes artistiques.

Le 11 février 1908, l’affaire était conclue : Gatti-Casazza rejoignait Conried en tant que directeur général, et Toscanini directeur musical aux côtés de Gustav Mahler. Ce partenariat convenait bien à Toscanini qui savait la réputation de chef exigeant qui faisant la réputation de Mahler. Entre autre choses, ils se ressemblaient dans leur suspicion envers la tradition de conformisme dans l’opéra. « La tradition est néfaste disait Mahler, « La tradition est la dernière des mauvaises exécutions » disait Toscanini.  Lorsqu’il reprit la direction de La Scala, en 1920-21, il réforma en profondeur et dans tous les aspects du fonctionnement théâtral.

Les choses allèrent vite. Toscanini et Giulio Setti le nouveau maître des chœurs pour les répertoires italiens et français, aidèrent Gatti-Casazza à engager des choristes pour la moitié du chœur, et Alfred Hertz, qui partageait le choix du répertoire allemand avec Mahler engagea des chanteurs allemands pour l’autre moitié du chœur. Pour les grandes productions une moitié pouvait emprunter à l’autre, si bien que rapidement Otto Khan put dire que «  le Metropolitan était devenu une institution artistique de renommée mondiale. »

De son côté Mahler trouvait en Gatti un administrateur plus éclairé que ne l’était Conried. Gatti avait l’expérience nécessaire : il avait passé les sept dernières années à négocier les demandes artistiques de Toscanini. De Toscanini, Mahler dit ceci : « Sans le connaître, j’ai le plus grand respect pour Toscanini et je considère comme un honneur de l’appeler mon collègue. »

Toscanini avait choisi le prologue du 1er acte du Götterdämmerung pour sa première répétition d’orchestre, le 19 octobre 1908. Des années plus tard, il confia à Bruno Walter qu’il était si nerveux avant sa première répétition qu’il avait envisagé de résilier son contrat. L’élément le plus important de son appréhension était relatif à la barrière de la langue. Même en Argentine il avait travaillé avec des musiciens d’orchestre qui parlaient l’italien ou au moins le comprenaient. Alors que beaucoup de musiciens de l’orchestre de New York étaient d’origine allemande, russe, ou parlaient yiddish, et parlaient l’anglais à des degrés divers. Il n’avait jamais dirigé un opéra autrement qu’en italien.

Pour la circonstance, il avait rédigé un petit discours de salutations en anglais sur le même cahier d’exercice qu’il utilisait pour apprendre l’anglais. Quelqu’un lut le message en son nom. « Gentlemen, disait-il, je suis très content d’avoir l’honneur de diriger l’orchestre de la maison d’opéra du Metropolitan  —  mais je suis désolé, je ne parle ni l’anglais ni l’allemand pour exprimer ce que je souhaiterais. Néanmoins je n’en doute pas, comme la musique est un langage universel, nous nous comprendrons très bien les uns les autres. »

Les musiciens avaient entendu bien des histoires concernant la mémoire de Toscanini. Mais ce fut un étonnement général quand il commença à faire répéter le gigantesque travail de Wagner en détails sans consulter la partition. Et l’étonnement grandit quand le nouveau chef commença à entendre et à corriger des erreurs dans leurs partitions respectives qu’aucuns chefs allemands bien connus n’avaient jamais détectées. Encore plus  impressionnant était le chemin dans lequel il immergeait ses collègues dans l’authentique substance de la musique ; à un moment, l’orchestre spontanément éclata en applaudissements, en bravos.

Un des musiciens présents, interviewé par le New York Post rapporta : « C’est tout simplement au-delà de la compréhension la façon dont il connait les partitions. Nous avons souvent entendus des chefs diriger sans partitions, sans notes mais quand cela devient de connaître chaque signe et chaque instrument, de faire les corrections d’expression, comme ainsi tout le reste, sans se référer une seule fois à la musique, cela montre une intimité, une confiance en soi aussi inspirante que remarquable.»

Les musiciens s’étonnèrent également de ce qu’il ne s’assoyait pas durant les répétitions. « Il conduit debout, et c’est le premier homme en charge d’un orchestre ici à le faire depuis l’époque d’Anton Seidl ». La première répétition dura quatre heures, mais les musiciens n’étaient pas assez fatigués au bout de ce temps pour ne pas faire une nouvelle ovation au nouveau chef. De son côté Toscanini décrivit les musiciens de l’orchestre comme magnifiques. Et Gatti rapporte  « Après quelques répétitions, ils comprirent exactement ses idées, bien que ces idées aient été nouvelles pour eux. Il obtint l’excellence dès le commencement. »

Toscanini ouvrit sa première saison nord-américaine le 16 octobre 1908 avec Aïda. Richard Aldrich le critique musical du Times écrivit son premier article dithyrambique sur Toscanini, ce qu’il fit tout au long de la carrière américaine de Toscanini.

La première saison du duo Gatti-Toscanini aux Etats-Unis obtint un incomparable succès. « Les résultats artistiques réalisés par la nouvelle direction se sont élevés, à maints égards à un niveau que le Metropolitan Opera n’avait jamais atteint auparavant. »écrivait le Times.

La seconde saison fut marquée par une représentation impressionnante de Tristan et Iseult. Puis ce fut la première de La fanciulla del West, avec une distribution remarquable : Emmy Destinn, Enrico Caruso, Alberto Amato. Le 19 mars 1913 ce fut la première de Boris Godounov aux Etats-Unis qui remporta un grand succès, les chœurs, dirigés par Giulio Selti furent particulièrement remarqués. La saison 1913, semblable maintenant aux autres saisons, se termina le 26 avril après trente-neuf représentations d’opéras au Metropolitan, cinq dans diverses villes des Etats-Unis et deux concerts symphoniques, toujours avec un succès croissant et une réputation de plus en plus incontestée.

En contraste avec cette notoriété du Metropolitan et de Toscanini, Gatti-Casazza ne cessait de compter avec des rumeurs de départ de Toscanini pour d’autres horizons : Buenos-Aires, Boston, en Russie, en Allemagne. Il s’en informait auprès de Carla qui le rassurait en lui affirmant que ce n’était que des rumeurs. C’est qu’il y avait chez Toscanini une part sombre et profonde d’artiste insatisfait, qui en faisait un être au fond solitaire, qui trouvait rarement une pleine satisfaction dans ses réalisations musicales. « Je suis le seul à n’être jamais satisfait de ce que je fais. » disait-il.  Il affirmait toujours n’être qu’un interprète, non un créateur, il avait tôt  renoncé à composer, et en avait éprouvé une grande amertume.  Cette part de lui-même ne le quitta jamais.

Cette insatisfaction de lui-même se traduisait par ses soudaines violences envers les membres de son orchestre. Le 29 janvier 1912 Gatti-Casazza reçut cette lettre signée par le comité des membres de l’orchestre : « L’ordinaire courtoisie pratiquée dans toutes les institutions publiques ou privées de la part des supérieurs à leurs subordonnés a été gravement violée au Metropolitan  par le comportement de M. Toscanini faisant publiquement usage de paroles insultantes envers l’orchestre affectant l’efficacité de chaque musicien aussi bien que des pupitres entièrs de l’orchestre créant de ce fait une tension nerveuse insupportable au cours du temps. L’ensemble de l’orchestre demande des excuses de la part de M.  Toscanini, et si cela ne se fait pas immédiatement il refusera de jouer  dorénavant sous son autorité. »

Gatti était passé maître dans l’art d’éteindre les incendies et commença immédiatement à puiser dans ses ressources diplomatiques. Il admit que les griefs étaient fondés. Il convoqua Toscanini qui entra furieux dans son bureau. Un moment après Gatti tranquillement et avec sa dignité caractéristique entra dans la salle où les musiciens s’étaient réunis, leur adressa des paroles de réconfort et d’encouragement. Toscanini, leur dit-il, était extrêmement désolé et les assurait que ça ne se répèterait plus. Ce qui s’était réellement passé dans le bureau, il se garda de le leur dire : Toscanini lui avait dit qu’il ne s’excuserait  pas, que l’orchestre du Metropolitan jouait comme un cochon. Plus tard il confia : « vous auriez dû entendre les noms qu’il m’a donnés ! » Néanmoins l’incident ne se reproduisit plus trop souvent.

Au renouvellement du contrat de Toscanini et Gatti-Casazza au mois de mars 1914 à nouveau courut le bruit que Toscanini ne renouvellerait pas le sien pour la saison 1914-1915, alors que Gatti avait déjà signé pour les trois saisons à venir.

Pourtant, vu de l’extérieur la situation de Toscanini semblait idéale. Il avait la meilleure compagnie de chanteurs du monde, l’orchestre et le chœur étaient exceptionnels et plein d’enthousiasme. Il était admiré par la majorité du public et par la presse. Il recevait un salaire élevé, et il lui suffisait de demander pour le voir augmenté. Le conseil d’administration lui avait accordé toutes ses requêtes. Khan lui offrait un contrat blanc, et ses devoirs à New York – et il aimait particulièrement la ville et la vie qu’il y menait – lui laissaient la possibilité de dépenser la moitié de chaque année à travailler où il voulait ou simplement prendre du repos. Il aimait particulièrement passer les mois d’été à la villa située sur l’île d’Isolino San Giovanni,  la plus petite des îles Borromées, sur le lac Majeur. Il était seulement fatigué de la situation, au bout de sept années. Vers la fin de 1915 il écrivit depuis Milan, où il avait rejoint sa femme et ses enfants,  au critique musical Max Smith : « Laissez-moi vous demander d’accepter cette déclaration explicite de ma part concernant mon retrait spontané du Metropolitan, et encore mieux de la rendre publique si c’est nécessaire. J’ai renoncé à ma situation dans ce théâtre parce que mes aspirations artistiques et mes  idéaux ne trouvaient l’expression que  j’avais rêvé d’atteindre quand j’y suis entré en 1908. La routine est l’idéal et le fondement  de ce théâtre. Cela est suffisant pour un artisan, non pour un artiste. Se renouveler ou mourir. Voilà tout. C’est la seule raison qui m’a fait prendre mes distances avec le Métropolitan. Toutes les autres qui ont circulé dans les journaux sont fausses et infondées. » En arrière-plan de ces déclarations il y a une attaque cachée contre Gatti-Casazza. Un quart de siècle plus tard il revint sur cet épisode : « Mes perspectives artistiques étaient en conflit avec celles commerciales de Gatti-Casazza, c’est ce qui m’a décidé de quitter le Métropolitan.»

Les explications données par Toscanini sont bien insuffisantes si on les confronte à la lettre que Gatti envoya lui-même à Milan durant l’été 1915, en pleine guerre : « Sa femme s’est enrôlée dans la Croix Rouge, et son fils s’apprête à partir pour le front, aussi dans la Croix Rouge. Lui-même est un nationaliste enragé, et ne veut pas abandonner son pays dans les conditions actuelles(…). En outre, je suis sûr, comme le sont ses amis, que dans toute cette affaire il y a un grand point d’honneur, pour des raisons intimes, qui constitue la raison principale de la conduite actuelle de Toscanini. Il ne dit pas ça, bien entendu, et ne veut pas le dire, et répète toutes les vieilles accusations contre le Metropolitan pour justifier sa conduite.

A ces accusations j’ai répondu clairement : Excusez-moi, Maestro, comment pouvez-vous vous plaindre, si l’on considère que chacun au Metropolitan, depuis Mr. Khan jusqu’au plus modeste  des employés, est prêt à faire ce que vous désirez ? Est-ce une question de conditions financières ? Nous pouvons toujours y répondre. Est-ce une question de statut? Alors pourquoi avoir refusé celui de Directeur Général de la Musique? C’est une question de répertoire, d’artiste, de répétition, etc. ? Mais je ne souhaite pas mieux que d’être en accord avec vous, que je considère non comme un employé mais comme un associé que j’essaie  de satisfaire sur tous les plans possibles. Si je ne peux pas toujours appuyer vos pensées, c’est parce que souvent vous ne les exposez pas.

Toscanini était incapable de répondre sérieusement à ces arguments, mais finissait par son refrain habituel comme quoi nous ne le valorisions pas comme il le méritait et cela parce que je pensais à sauvegarder l’argent d’un conseil de millionnaires. (…) »

Toscanini  accepta de reconsidérer la question mais refusa finalement de revenir à New York. La presse et le Metropolitan donnèrent la raison officielle suivante : il ne reviendrait pas parce qu’il souhaitait rester dans son pays pour soutenir son pays en guerre.

Arturo Toscanini et Géraldine Farrar croqués

Une raison plus secrète pesa sans doute sur sa décision : Geraldine Farrar, la grande cantatrice du Metropolitan, venait de lui poser un ultimatum. Elle lui demandait de choisir entre sa famille et elle. Gatti-Casazza était au courant de leur liaison, et d’une certaine façon se sentit soulagé de ce non-retour. C’est lui, qui, des années auparavant avait eu la difficile tâche d’annoncer à Toscanini que Rosina Storchio, la seule Traviata qui ait pu le faire pleurer, chantant à la Scala, portait un enfant de lui. Il leur fallut plus de dix ans avant de se réconcilier. Ils se retrouvèrent comme de vieux complices et amis avant que Gatti-Casazza ne disparaisse, à Milan, en 1940, alors que Toscanini rejoignait les Etats-Unis, cette fois à la tête du NBC Symphony de New York, ce qui lui permit de renoncer à diriger des opéras, à son grand soulagement.

Dans le contexte de guerre, Toscanini reprit partiellement ses  activités à la Scala. Mais il apporta aussi son soutien aux armées en allant faire des concerts pour les soldats du front. Il en fut à la fin de la guerre, décoré.

Après la première guerre mondiale, et durant les trois années qui suivirent Toscanini dirigea moins de représentations qu’il ne le faisait en une saison de la Scala ou du Metropolitan. Il végéta, tout ce temps, dans un état dépressif. La peinture lui apportait quelques consolations. Sa belle maison de la via Duranti était recouverte de peintures et de dessins.

Il lia des liens profonds d’amitié avec le peintre Grubicy de Dragon, et voua à sa peinture une véritable passion. Il lui écrivit : « Je passe plusieurs heures par jour dans le coin le plus délicieux de ma maison – devenu si précieuse par vous. C’est un doux chemin pour me détacher de la réalité de la vie matérielle. Assis devant votre charmante chanson : ‘’ lumières brumeuses d’automne’’ je vis pour la pensée – pour l’extase de la pensée qui est âme – vague, indéfinissable extase qui m’élève, haut parmi les nuages, loin, très loin … chance à vous, cher Victor, qui êtes capable de fabriquer la voix de votre belle âme chantante. »

Grubicy de Dragon (1851-1920)

« La première impression que je reçus de la musique de Wagner remonte aux années 1878-79, quand j’entendis l’ouverture de Tannhäuser lors d’un concert de la Société de Quartet de Parme, je fus étonné — Toscanini avait onze ans– mon professeur transcrit une partition pour violoncelle, et me fit étudier divers passages, qui se révélèrent très difficiles pour moi à cette époque. En 1884 Parme était la première ville italienne à présenter Lohengrin. Je jouais dans l’orchestre. C’est alors que j’eus la sublime révélation du génie de Wagner. A la première répétition du Prélude, les premières mesures, me procurèrent des impressions magiques, impossibles, avec ces harmonies divinement célestes qui me révélèrent un nouveau monde un monde dont personne n’avait rêvait l’existence jusqu’à ce que l’esprit surnaturel de Wagner ne le découvre. » C’est ainsi que Toscanini confia, bien des années plus tard, à un journaliste américain,  à quel point il admirait la musique de Wagner. Il considérait que sa dette envers lui, tant pour la musique que pour les écrits, était infinie. « je dois honnêtement dire que,  de quelque façon que je sois un chef d’orchestre aujourd’hui, je le dois largement à ce que j’ai appris de lui. »

Ces premiers programmes des saisons milanaises inclurent des opéras de Wagner, les premiers Maîtres chanteurs furent un succès éclatant. Il présenta Siegfried et Lohengrin à la deuxième saison, Tristan et Iseult à la troisième. Siegfried Wagner, alors âgé de trente et un ans, assista à cette représentation de Tristan, et la jugea supérieure à celles de Munich et de Berlin à la même époque. Il écrivit à sa mère : « Toscanini est un excellent chef, Dettelchen (Détonateur était le surnom de Cosima), si tu as un moment de tranquillité ce serait bien de ta part de lui envoyer une ligne. Ce serait une jolie récompense pour ses sincères efforts (la salle est même plongée dans l’obscurité durant les actes). La lettre, naturellement, sera publiée dans les journaux, mais ce sera sans conséquences. Venant de toi, cela aura une valeur spéciale. (…). »

La lettre suggérée fut immédiatement écrite par Cosima Wagner, en français, le 18 janvier 1901 :

« Monsieur,    Mon fils m’a décrit la représentation de Tristan à laquelle il a assisté à Milan, et il a eu tant de bonnes choses à dire sur elle, que je me fais un devoir de vous exprimer la satisfaction que j’éprouve en apprenant qu’un travail d’une si grande difficulté ait été représenté avec tant d’attention sur une scène étrangère.

Mon fils a souligné le zèle méticuleux que vous avez apporté aux répétitions orchestrales et les excellents résultats obtenus par ce zèle, le tout réalisé par votre habileté de chef.

Il m’a aussi dit que les chanteurs avaient la parfaite maîtrise de leurs rôles et les ont délivrés avec chaleur et enthousiasme.

Enfin, il m’a parlé avec beaucoup de plaisir de la partie revenant au talent de Mr. Fortuny. Et – pour couronner le tout – il a loué l’attention enthousiaste  et la vivacité du regard de l’auditoire. Toutes ces indications, pour  votre respect et pour votre compréhension intuitive de votre incomparable  travail auquel vous vous êtes consacré, ont rendu mon fils très heureux d’en avoir été témoin, et de loin je me joins à sa satisfaction.

S’il vous plaît, Monsieur, d’être assez aimable pour communiquer mes sentiments  à tous les interprètes de Tristan et Iseult et d’accepter pour vous-même mes félicitations et mes sincères salutations. C. Wagner . »

Ainsi commença le long chemin des relations avec la famille Wagner qui, bien des années après cette prise de contact aboutit au podium de Bayreuth, en 1930.  Entre temps, sur les scènes d’Europe et d’Amérique, il ne cessa de révéler l’authentique teneur de la musique da Wagner, aussi bien les opéras durant les périodes de la Scala et du Metropolitan, mais aussi le Festival de Salzburg, avec les artistes lyriques les plus prestigieux de ces périodes, qu’en concert en programmant telle ou telle pièce symphonique, que ce soit les Ouvertures ou les Préludes ou des extraits symphoniques tirés des opéras, avec les orchestres les plus prestigieux : Vienne , Berlin, Paris, Buenos Aires, New York, et enfin l’Orchestre de La NBC pour la radio et la télévision à la fin de sa vie. Son dernier concert, en 1954, fut entièrement composé de pièces de Wagner.

Le retour de  la Scala sous sa direction, dans les années vingt, s’accompagna de ce qu’il n’y eut pas de saison sans une production d’un opéra de Wagner de plus en plus apprécié par le public milanais. Parsifal fut représenté en 1921 sous la direction d’Etorre Panizza, invité par Toscanini qui resta à ses côtés pendant toutes les répétitions. La saison suivante ce fut les Meistersinger. Marcel Journet y tenait le rôle de Hans Sachs. En décembre 1923, vingt–trois ans après la première milanaise de Tristan, il fit venir Adolphe Appia. Ce dernier s’était imposé comme un des pères de la mise en scène moderne d’opéra. Avec lui, Toscanini avait bien l’intention de rénover. « Ecoutez Siegfried, disait-il, vous pouvez entendre les feuilles bruire dans les arbres. Puis regardez la scène, un arbre en papier peint. C’est ridicule ! Vous ne pouvez représenter ces opéras sans les condamner à mort ! »

Le résultat pour le Tristan fut d’une grande beauté. Au deuxième acte, de grands arbres de chaque côté de la scène. Leurs branches se rejoignaient en son milieu, ne laissant apercevoir qu’une petite entrée secrète de la partie basse du château du roi Mark. Une torche brûlait accrochée au mur près de la porte. Sa lumière perçant l’obscurité qui envahissait la scène, les branches s’enlaçant, les deux éléments agencés exprimaient magiquement à la fois l’attente et l’état émotionnel des deux amants. Tous les participants en étaient saisis. La Scala était le seul lieu de par le monde où la puissance wagnérienne s’exprimait totalement.

Le 25 avril 1924 Toscanini dirigea la première de Turandot il fit tout pour rendre hommage à son ami disparu. Lorsque, à la fin de l’opéra, le cortège disparut laissant Calaf et la princesse Turandot seuls en scène, l’orchestre se tut. Toscanini se tourna vers l’auditoire. Il demeura un instant indécis, comme incapable de contenir l’émotion qui s’était emparée de lui, puis d’une voix étranglée, il déclara : « Ici finit l’opéra, laissé incomplet par le Maestro à sa mort. » Le rideau tomba, Toscanini descendit de l’estrade. Alors de toute la salle jaillit d’’ immenses ‘’ Viva Puccini !’’ .

Chaque saison était marquée par un évènement remarquable. Pelléas et Mélisande fut le seul opéra qui fut chanté autrement qu’en italien, mais dans sa langue originale. Dans une Italie au fascisme montant, Toscanini fut accusé de trahison  par une presse ultranationaliste.

Le climat fascisant de l’Italie, le travail harassant que représentait la réalisation d’un opéra, son goût de plus en plus accentué pour la vie new yorkaise et d’y avoir lié des relations d’amitiés, tout cela conduisit Toscanini à délaisser l’opéra et l’Italie pour se consacrer exclusivement à la musique symphonique, dès la fin des années vingt, d’abord avec le Philarmonique de New York et enfin l’orchestre de la NBC, c’est-à-dire à la diffusion de concerts pour la radio et enfin pour la télévision. Toscanini n’était jamais en manque d’innovations ou même d’être pionnier en matière de modernité, lui le contemporain de Verdi et Boito, celui dont le père avait fait le coup de feu avec Garibaldi. Cet éloignement relatif de la vie italienne correspond aussi aux liens tissés avec la sphère wagnérienne.

L’aimable lettre de Cosima en 1901 était restée sans suites. Mais en 1924 Siegfried Wagner prit en charge la direction de Bayreuth. Il pensa aussitôt à Toscanini pour diriger une nouvelle production de Tannhäuser à Bayreuth. Mais il fut alarmé par les plus conservateurs des wagnériens qui menaçaient de ne plus financer le festival s’il engageait un chef italien pour diriger dans le saint des saints.

Mais Siegfried et sa femme, anglaise de naissance, Winifred, levèrent des fonds de leur propre côté en 1929, pour le Tannhäuser de l’année suivante. Ils  rencontrèrent Toscanini à Berlin au printemps 1929, puis à Milan pour finaliser le projet. Le contrat put d’autant plus être rapidement établi du fait que Toscanini refusait de recevoir un salaire considérant qu’approcher Bayreuth équivalait à entrer dans un temple.

Mais ce furent à des  confrontations bien humaines auxquelles il dut faire face. En 1930 le chef principal était Karl Muck qui était chargé des représentations de Parsifal depuis 1901. Il servait de drapeau de ralliement aux partisans les plus conservateurs du festival. Muck était jaloux de la réputation mondiale de Toscanini, et pour des raisons autant nationalistes que professionnelles il ne lui plaisait guère que Toscanini soit invité à Bayreuth.

En raison de la longueur des œuvres de Wagner, et de l’effort physique que cela demandait, l’orchestre du festival était à peu près le double d’effectif d’un orchestre normal (les musiciens, venant de tous les orchestres d’Allemagne, venaient volontairement passer leurs vacances en se proposant de jouer à Bayreuth), les musiciens se relayant à moitié programme de la saison. Muck s’arrangea  pour que les meilleurs lui reviennent et les moins bons dirigés vers  Toscanini.

Au début de la première répétition, Siegfried présenta le nouvel chef invité, et Toscanini dit aux musiciens son désir de longue date de diriger à Bayreuth. Mais lorsque l’orchestre commença à jouer, le maestro fut sidéré. A la fin de la première séance, il dit à Siegfried qu’il souhaitait se retirer. Et ce n’est que lorsque Siegfried l’assura de remplacer les musiciens les plus faibles que Toscanini consentit à rester. Comme il était déterminé à obtenir de l’ensemble le meilleur possible en un temps relativement court, les musiciens furent soumis à la pire des thérapies de choc, spécialité du chef.

Ils n’avaient jamais fait l’expérience d’une chose semblable, et ne furent pas moins étonnés de ce que le chef italien répéta de mémoire, à son habitude, commençant par écouter et corriger dans les partitions les fautes que jamais aucun chef célèbre, en trente ans, n’avait décelées.

Toscanini avec Winifred Wagner et Whilhelm Fürtwangler à Bayreuth

Il faillit y avoir un violent incident avec les chœurs de Tannhäuser, mais il put être évité par Siegfried Wagner. L’entrée du chœur du second acte produisit un grand étonnement chez les chanteurs, il était pris bien plus rapidement qu’ils n’en avaient l’habitude. Le passage fut repris deux, fois, trois fois, six fois. Toscanini rageait et hurlait toutes ses invectives italiennes les plus renommées. Rüdel, le chef de chœurs haussa les épaules de résignation, un silence embarrassé de plusieurs longues secondes se fit. L’orage allait être terrible. Alors Siegfried Wagner intervint : « Cher Maestro, un petit peu plus lentement s’il vous plaît ! Il y a une différence entre chanter dans la flexible langue italienne et le rugueux allemand ! Et nous allemands sentons la musique autrement que vous.»

L’homme en colère se tut, les bras croisés, durant de très longues secondes dans un silence de mort. Finalement, sans dire un mot, il reprit la baguette la leva et commença en un tempo légèrement plus lent. Siegfried inclina un peu la tête en remerciement. L’entrée du chœur, maintenant marchait à la satisfaction de tous.

Toscanini apprécia grandement la personnalité de Siegfried Wagner. Bien des années plus tard, il dira à Friedelind Wagner, la fille aînée de Siegfried – et qui sera prise sous l’aile protectrice de la famille Toscanini pendant les années hitlériennes — : « Vous êtes juste comme votre père. Quoi qu’il arrive, vous riez toujours. »

Mais le 17 juillet, alors que les répétitions touchaient à leur terme, Siegfried eut une très sérieuse crise cardiaque. Peu, en dehors de sa famille la plus proche, surent le  sérieux de son état, et de son lit d’hôpital il demanda explicitement que la préparation et les représentations du festival ne soient en rien modifiées.

D’autres membres de la famille Wagner assistèrent aux répétitions. La sœur de Siegfried, Eva Chamberlain, et ses deux demi-sœurs Daniela Thode et Blandine Gravina, les filles de Cosima et Hans von Bülow. Elles y assistèrent d’abord par curiosité puis avec étonnement, et enfin avec une dévotion quasi religieuse. Blandine résuma leurs impressions dans une lettre : « Pendant huit jours nous avons été totalement happées par les répétitions d’orchestre de Toscanini de Tannhäuser et Tristan. C’est la chose la plus incroyable dont nous ayons jamais fait l’expérience. Eva, habituellement impassible, fut complètement bouleversée par sa grandeur. » Elles furent étonnées non seulement par son talent de chef et son pouvoir de persuasion — tantôt volcanique tantôt  pacifique –, mais aussi par sa profonde dévotion aux œuvres de Wagner et de son attention aux détails. Daniela, qui avait dessiné les costumes pour Tannhäuser, sur la base des illustrations du magnifique Codex Manesse, garda précieusement toute sa vie les deux pages écrites à la main que Toscanini lui avait envoyées, concernant les éclairages après la scène d’ouverture de Tannhäuser/Vénus au premier acte : Siegfried, qui s’était chargé de la mise en scène, avait décidé de laisser la lumière augmenter graduellement, mais Toscanini voulait que la lumière change immédiatement, en accord avec les instructions de Wagner.

  Tristan fut représenté le 20 juillet et Tannhäuser deux jours plus tard. Dans la distribution de Tristan Lauritz Melchior et Nanny Larsén-Tossen (elle  avait déjà chanté le rôle avec Toscanini à Milan) tenaient les rôles principaux, Rudolf Bockelmann était Kurwenal Alexander Kipnis le roi Marke et Anny Heim Brangäne.  Siegfried Wagner  avait convoqué les plus grandes voix de l’époque, et il y eut rarement une distribution aussi parfaite.

Melchior rapporta : « C’était un plaisir de travailler sous la conduite de ce brillant chef, et toutes les répétitions au piano  — la plupart étaient faites par le chef lui-même – étaient des heures de grande valeur pour ce qui concernait la musique. Toscanini pouvait être le charme et la cordialité personnifiés ; à d’autres moments, quand les choses ne suivaient pas sa voie, il pouvait être un diable. Tout le monde le craignait, et sa volonté prévalait de toutes manières. Je peux seulement dire que je m’entendais bien avec lui. »  Melchior était réputé pour être peu soucieux du respect du rythme et du  tempo. « Une fois qu’il a appris une erreur il ne l’oublie jamais » disait Fritz Busch de lui. Mais Toscanini admirait la puissance et la beauté de la voix de Melchior. Il aimait travailler longuement et durement le rôle de Tristan avec lui. Il l’appelait ‘’Tristantissimo’’ un surnom qui lui resta.

Bockelmann se rappelle que pendant les répétitions Toscanini tapait la partition du doigt et disait : ‘’Hier steht,  Hier steht’’ (c’est ici, c’est ici). «  Le chanteur qui ne tenait pas compte des observations de Toscanini était traité rudement, mais si tout était en ordre, s’il était content de nous, il pouvait bavarder amicalement à propos de Verdi ou de Richard  Wagner. ‘’C’est mon grand maître ‘’ » disait-il.

La grande basse Alexander Kipnis n’eut jamais de problème avec Toscanini : « Quand le roi Marke dit ‘’MIR dies ?  Dies, Tristan, MIR ? ’’ dans cette indignation quasi-parlando je diminuais la tonalité sur mir passant à une qualité un peu plus accentuée, et Toscanini levait les yeux, mais il ne disait rien. Il insistait pour que le rythme soit celui qu’il voulait. Mais il n’a jamais rien dit sur le phrasé ou l’accentuation qui représentaient mes sentiments. » Kipnis appréciait particulièrement le lyrisme par lequel Toscanini approchait Tristan.

La profonde impression que Toscanini avait produite sur  les  sœurs de Siegfried durant les répétitions fut reproduite pendant les représentations. « Seul un artiste qui, avec son génie, possède une merveilleuse  bonté humaine peut insuffler une telle brise céleste dans l’âme des autres. » écrivit Blandine à Carla Toscanini. Des déclarations encore plus élogieuses seront dites par les sœurs de Siegfried Wagner ou sa belle-fille dans les mois et les années suivantes. Mais il est important de se souvenir qu’elles avaient entendu la musique de Wagner dirigée par Richard  Wagner lui-même aussi bien que par Hans von Bülow, Levi, Richter, Mottl, et Seidl, héritiers directs de l’enseignement wagnérien.

Bien que dissimulés dans la fosse de Bayreuth et ne pouvant saluer, le chef et les musiciens reçurent des ovations allant croissant jusqu’ à la dixième et dernière représentation, le 20 août 1930. Ernest Newman, le critique musical du Sunday Times, qui était présent durant tout le festival proposa un ensemble de commentaires qui donnèrent une idée de la situation du festival de Bayreuth après le passage de Toscanini. Il écrivit : « Les  interprétations du Maestro ont été tellement extraordinaires que déjà le public a dit qu’il ne reviendrait la saison prochaine que pour l’entendre lui. La meilleure chose qui puisse arriver, serait de donner tout le contrôle à Toscanini. Mais remettre ce plus grand art national allemand à un étranger provoquerait inévitablement une explosion de chauvinisme en Allemagne. Les rumeurs circulent qui voudraient que le fameux metteur en scène de cinéma, Max Reinhardt prendrait en charge le festival, avec Toscanini comme directeur musical. Un juif et un italien comme grands prêtres du lieu saint wagnérien ? hautement improbable. Il n’en demeure pas moins que la présence du Maestro a amené une assistance record de 10 000 visiteurs au festival de 1930 et fait vendre 35 000  billets pour un total de 250 000$. Une autre rumeur voudrait que non seulement Toscanini deviendrait le directeur du festival, mais également qu’il voudrait s’installer à Bayreuth. »

Toscanini n’avait nullement l’intention de prendre le contrôle de Bayreuth. Selon les instructions de Siegfried Wagner qui venait de mourir à l’hôpital le 4 août, Winifred allait assumer la direction du festival (à la grande horreur de ses belles-sœurs). Elle donna un chèque de 10 000 marks à Toscanini selon le vœu exprimé par Siegfried. Toscanini le lui retourna mais accepta  son invitation pour l’été suivant pour diriger Tannhäuser et Parsifal.

Le succès de Toscanini eut une autre conséquence. Karl Muck apprit que l’on se passerait de ses services. Pour sauver la face, dans une lettre à Winifred, il dit qu’à la suite de la mort de Siegfried, il n’avait plus la force nécessaire pour prendre en charge de nouvelles responsabilités.

Le succès  de Toscanini fut assombri par la disparition de Siegfried Wagner. Friedelind Wagner, âgée de douze ans, le deuxième enfant des quatre qu’eurent Winifred et Siegfried (l’aîné était Wieland, Wolfgang et Verena les plus jeunes), avait passé l’été en Angleterre et fut rappelée chez elle quand les conditions de santé de son père se détériorèrent. Immédiatement après sa mort, elle se trouvait chez sa tante, Eva Chamberlain. Elle raconta plus tard : « Un moment après que je sois arrivée on frappa à la porte. Un homme frêle avec de profonds et doux yeux, un visage fin et sensible, prit Eva dans ses bras, moi ensuite, l’enfant qu’il ne connaissait pas. C’était ma première rencontre avec l’homme qui plus tard devint plus qu’aucun autre, celui qui prit la place de mon père. » Cosima était morte quatre  mois plus tôt.

Après Bayreuth, Toscanini regagna le  Philarmonic de New York pour la saison 1930-31 où les succès ne cessaient de croître et de s’enchaîner. Lors d’un court retour à Milan, Winifred Wagner vint le voir pour la préparation de la saison à venir. De retour en Italie après la seconde partie du programme du Philarmonic, il ne cessa de subir des attaques de la part des factions fascistes. Il leur tint tête, notamment en refusant de faire exécuter la ‘’Giovinezza’’, l’hymne fasciste, lors de ses concerts. Pour cette même  raison, lors d’un concert à Bologne, il fut agressé physiquement par une bande fasciste. Il fut tiré de la foule par son chauffeur qui le mit à l’abri dans sa voiture, pendant que deux carabiniers regardaient la scène sans intervenir. La nouvelle fit le tour du monde et il reçut des marques de soutien de toutes parts, tandis que Mussolini était inondé de manifestations de protestation.

Toscanini et sa famille arrivèrent à Bayreuth, pour la deuxième saison, le 23 juin 1931. Winifred les accueillit et les logea à Wahnfried. L’impatience de le voir arriver se traduisit dans le Berliner Monttagspost : « Tout le monde musical est à l’écoute et en attente pour Parsifal qui va s’épanouir dans une beauté retrouvée sous la baguette de Toscanini. Une légion de directeurs musicaux, chanteurs, et bien des musiciens se retrouvent déjà à Bayreuth et espionneront les répétitions qui constituent la partie la plus constructive du festival. » Toscanini était satisfait de l’orchestre et des chanteurs, les répétitions avançaient rapidement dans le sens où il le souhaitait.

Carla partit prendre les eaux à Marienbad, Toscanini fut invité à s’installer à demeure à Wahnfried. Friedelind, alors âgée de treize ans, se rappela plus tard comment elle jetait un regard sur la vie quotidienne de Toscanini : « Tous les matins, Toscanini prenait son petit déjeuner sur le petit balcon vitré en plein soleil, et qui était si chaud que Wieland  — son frère de quinze ans –– l’appelait le ‘’bain turc de Toscanini’’. Mais le Maestro aimait le soleil. Il était un des plus plaisants invités que nous ayons reçus. Les servantes l’adoraient parce qu’il aimait leurs repas et ne les dérangeaient pas. (…)‘’ Ainsi continue-t-elle à décrire Toscanini dans sa gentillesse et, son goût pour la nature (les jours où il ne répétait pas, ils allaient se promener dans les endroits les plus agréables de la Francophonie).

Malgré ces bons débuts de répétitions et la vie agréable à Wanhfried, le festival de 1931 s’annonçait extrêmement difficile. Winifred, espérant renforcer sa position à la tête de l’organisation, malgré la résistance de ses belles sœurs, avait engagé Heinz Tietjen, un puissant directeur de théâtre de Berlin, comme directeur artistique de Bayreuth et Furtwängler comme directeur musical. Tietjen lui était largement inconnu ; pour Furtwängler, Toscanini était perplexe du fait qu’on ne lui n’en  ait pas parlé avant de sa nomination, mais la nomination en elle-même lui convenait car il savait Furtwängler fort capable.

L’estime que Toscanini portait à l’endroit de Furtwängler s’exprima par un message qu’il lui fit parvenir : « Avant que vous commenciez votre première répétition je ressens une chaleureuse impatience à vous envoyer mes vœux amicaux et mes meilleures salutations aux messieurs de l’orchestre.» Toscanini était sensible à la simplicité de Furtwängler, à son naturel, non poseur et sans présomption, ce qui idéalement aurait dû prévaloir dans le Bayreuth wagnérien et qu’aurait souhaité Wagner lui-même.

Liselotte Schmidt, la jeune secrétaire de Winifred, assista à la première répétition de Toscanini : « Au moment où il entra dans la salle de répétition il fut spontanément ovationné et applaudi par l’orchestre. Il ne peut pas être comparé à aucun autre musicien à Bayreuth, si haut se tient-il au-dessus des autres en dépit de leurs magistrales interprétations. Wini dit qu’il est un saint, Eva Chamberlain un ’’prêtre de l’art’’.»

Mais les choses n’allèrent pas d’abord comme il l’aurait voulu, et ce ne fut pas à cause d’une de ses difficiles exigences : « Le désastre, ici  – écrivit-il à Carla – c’est que l’on ne peut pas avoir tout le monde pour les répétitions. Les chanteurs viennent quand ça leur plaît. J’étais supposé avoir ma première répétition d’ensemble pour Parsifal aujourd’hui, mais j’ai véhémentement annulé, puisque je n’ai pu entendre les chanteurs, ne serait-ce qu’individuellement.»

Quand il finit par entendre Henny Trundt pour le rôle de Kundry, il refusa de l’engager et choisit Elisabeth Ohms – sa Kundry de Milan – à sa place. Il continue : « Herbert Janssen et Gotthold Ditter, qui doivent chanter respectivement  Amfortas et Klingsor ne sont pas arrivés. Je pourrais probablement répéter le troisième acte demain, parce que la lady (Kundry) n’y chante pas. Et je dois me débrouiller avec cette française. Je répète aussi Tannhäuser sans Müller (Maria) et Piolinsky, qui est malade – les deux jouèrent leurs rôles l’année précédente – et j’attends Melchior. En bref, cela demande beaucoup de  patience, et ce n’est pas précisément mon fort.»

Tannhäuser eut lieu le 16 juillet, et six jours plus tard ce fut le premier Parsifal de Toscanini à Bayreuth. Melchior le trouve trop lent et ennuyeux. Mais le baron de quatre-vingt-trois ans Hans Paul von Wolzogen, un disciple de Wagner qui fut présent à la première sous la direction d’Hermann Levi, écrivit une lettre émue faisant l’éloge de son exécution du dernier opéra de Wagner. Toscanini lui répondit : « Aucun mot d’éloge de pourrait être plus cher ni plus désirable que celui venant de vous. Si mon interprétation a été capable d’évoquer en vous un écho de celle mémorable de 1882, c’est le plus auquel je peux aspirer pour la satisfaction d’un idéal rêvé – C’est à dire aller au plus près possible pour ce qui est d’exprimer les intentions du compositeur. Vous, ami fidèle de ce Grand Homme et fidèle et sage dans la popularisation de ses idées, vous ne pouviez me donner une plus grande récompense – Votre éloge m’a profondément touché, et je vous en remercie de tout mon cœur. »

A côté des douleurs d’épaule qui le faisaient souffrir, pendant qu’il dirigeait, au point de lui tirer des larmes de douleur, il devait également affronter la bassesse de Tietjen. Ce dernier était devenu de facto directeur, n’admettant pas de partager le pouvoir avec Furtwängler et faisait tout ce qu’il pouvait pour créer de la dissension entre le chef allemand et la veuve de Siegfried.

Toscanini n’était pas impliqué dans l’administration du festival, mais depuis qu’il était devenu très important à Bayreuth, il avait sans aucun doute quelques idées de ce qui se passait derrière le rideau. Winifred ne lui déplaisait pas, et il s’entendait bien avec  Furtwängler. Les deux chefs assistaient mutuellement à leurs répétitions, et se rencontraient souvent pour parler de musique et de questions techniques, et ils étaient généralement d’accord.

Plus tard Furtwängler dira volontiers qu’il était ‘’l’antithèse de Toscanini’’ signifiant par-là plus une affaire de sensibilité que de tempi puisque les siens étaient souvent proches de ceux de Toscanini. La différence entre les deux chefs s’exprime au travers de ce que Toscanini avait sur les lèvres : ’’Canta !’’et il recherchait implacablement  la mélodie dans une composition. L’architecture de la musique était pour lui une structure de fabrique mélodique. La mélodie chantante avant tout était son credo. Furtwängler pouvait plus mettre en avant le tout de la matière orchestrale et ainsi prendre le pas sur la mélodie. L’antithèse dont parle Furtwängler devait se situer quelque part par là.

Les deux chefs n’en finirent pas de voir leurs chemins se croiser voire de se chevaucher de par toutes les grandes places internationales de la musique. Dans les terribles années autour de la deuxième guerre mondiale Toscanini fit son possible pour attirer Furtwängler en Amérique et le soustraire au nazisme. Mais Furtwängler refusa, vivant dans l’illusion que la musique pouvait être séparée de la politique – il était déjà douteux, d’ailleurs, que l’on puisse faire entrer un régime totalitaire délirant dans la catégorie du politique — certaines situations dans lesquelles il se trouva impliqué durant la deuxième guerre mondiale et notamment à Bayreuth, lui prouva que non.

Les manœuvres de Tietjen, si elles  échouèrent à déstabiliser Furtwängler, atteignirent par contrecoup Toscanini, et le désillusionnèrent sur le Temple. Le programme du concert à la mémoire de Siegfried Wagner, décédé un an auparavant, fut décidé sans que l’on lui demande son avis. On le chargea d’ouvrir le concert avec l’ouverture de Faust  de Wagner. Il accusa la nouvelle sans en rien dire.

Le fait qui suit fut rapporté par Furtwängler. Toscanini s’apprêtait à répéter la Faust Symphony quand les partitions d’orchestres furent impossibles à trouver. Deux répétiteurs furent envoyés à l’appartement de Furtwängler avec l’idée singulière qu’il aurait pu les emprunter. On les retrouva finalement dans un placard dans l’appartement que Toscanini occupait à Bayreuth. La répétition commença avec  trente-cinq  minutes de retard. Furtwängler devait répéter après lui dans le même auditorium. Bien qu’il ait dit à Toscanini de prendre tout son temps pour répéter, ce derniers sentit monter en lui son agacement et cela se traduisit par ce qui était prévisible : une colère de Toscanini. L’incident fut déclenché par le pupitre des violoncelles qui firent remarquer à Toscanini qu’il avait battu la mesure à tel passage à huit, à une précédente répétition, et que maintenant il la battait à quatre. Toscanini hurla, cassa sa baguette et quitta le podium hors de lui. Furtwängler tenta de le calmer et de le faire revenir pour terminer la répétition, en vain. Le soir il ne dirigea pas au concert d’anniversaire. Il alla, à la place, déposer des fleurs sur la tombe de Siegfried Wagner.

La conséquence de l’incident fut que les musiciens, heurtés, ne voulurent plus répéter avec Toscanini pour la suite du festival et Furtwängler eut les plus grandes difficultés pour les faire changer d’avis. Mais les représentations n’en souffrirent pas pour autant. De l’avis de tous, personne d’autre que Toscanini au terme de ses séjours à Bayreuth, ne pouvait prétendre atteindre un aussi profond respect de Wagner pour ce qu’il en était de la beauté des représentations, lui seul.

Le 20 août, après sa dernière représentation, au moment de l’au revoir, Daniela Thode et Eva Chamberlain remirent à  Toscanini une lettre de Winifred, ainsi qu’un brouillon de la main de Wagner de la scène des Filles-fleurs. Toscanini renvoya les deux accompagnés d’une lettre dans laquelle il remerciait Winifred pour son hospitalité, mais il ajoutait qu’il avait été profondément désillusionné par Bayreuth et ne reviendrait pas en 1933 (il n’y avait pas de festival prévu pour 1932). Il était venu à Bayreuth comme dans un temple et n’avait rencontré qu’un théâtre ordinaire.

Eva Chamberlain, poursuivant sa stratégie d’assaut contre Winifred, envoya à Tietjen  la liste des complaintes que Toscanini lui avait remises. Bien qu’au fond Toscanini ne lui servait que comme moyen d’accusation contre sa belle-sœur et Tietjen, elle n’en réactualisait pas moins les points qui déplurent à Toscanini :
— la venue non attendue par lui de Furtwängler
— la défection de Frieda Leider sans qu’il en soit averti
— il n’avait pas été prévenu qu’une agence de photographie avait eu la permission de faire des photos d’une de ses répétitions
— il n’avait pas été tenu compte des fautes de mises en scène signalées à Alexander Spring
— il n’avait pas été consulté pour  le programme du concert d’hommage à Siegfried, et il n’avait pas eu assez de temps pour préparer la Faust Symphony 
Frau Chamberlain concluait par ceci : « Toscanini fut profondément blessé par sa belle-sœur qui ne lui dit jamais un mot pendant les entre-actes ou après une exécution, et qu’il regrettait spécialement et au plus haut point qu’elle ne soit pas venue personnellement le voir après la dernière représentation de Parsifal. Il aurait dit : ‘’ Même si ce n’était pas spontané, au moins la courtoisie demandait de le faire.’’ »

Tietjen admit qu’il reconnaissait ces erreurs. Mais  il ajouta que malgré «  l’admiration qu’il portait au Maestro » lui-même pouvait en être en partie blâmé : en renvoyant la lettre et le cadeau à Winifred, Toscanini avait profondément blessé son honneur.

Frau Thode répondit qu’elle savait déjà parfaitement bien ce qui c’était passé pour Winifred le dernier jour de la présence de Toscanini, mais elle laissa entendre qu’elle s’en fichait complètement.

Furtwängler clama son innocence dans toute cette affaire (hormis le fait qu’il ne consulta pas Toscanini pour la sélection du programme du mémorial). Winifred avait pour seul souci de voir Toscanini revenir à Bayreuth, spécialement depuis que l’autre star du festival, Furtwängler, lui aussi, menaçait de ne pas revenir à cause de son antipathie pour Tietjen. Tietjen aussi avait grand intérêt à persuader  Toscanini de revenir, parce que Toscanini, contrairement à Furtwängler, ne représentait pas une menace pour le potentiel de souveraineté administrative de Tietjen. Toutes les factions de Bayreuth s’accordèrent pour convenir de ce qu’il était préférable de laisser Toscanini rejoindre tranquillement les Etats-Unis pour sa saison avec le Philarmonic de New York, en attendant qu’il revienne en Europe.

Mais en octobre, Max Smith un journaliste américain, avec l’autorisation de Toscanini, rendit public le fait qu’il ait dit à Winifred qu’il quittait un théâtre ordinaire : « Car je pense que tout le monde a le droit de croire ce qu’il veut. Quand j’ai quitté Bayreuth, j’ai seulement exprimé à Frau Wagner, dans une lettre ma profonde amertume concernant la désillusion artistique que j’ai ressentie dans le théâtre que je croyais être un temple de l’art. »  Puis les journaux allemands rapportèrent des propos de Toscanini,  trouvés dans la presse anglo-saxonne, là, sans l’accord du musicien : selon lui, la plupart des ‘’Wagners de Bayreuth’’ étaient virtuellement des nazis (en 1931). Par le biais de Smith, dans une autre déclaration de presse,  Toscanini fit savoir qu’il était désolé que ses remarques aient été publiées, mais il ne récusait pas de les avoir dites.

A partir de là et durant des années, un chassé-croisé s’établit entre Toscanini et la famille Wagner mêlant prestige du nom et de la descendance pour Toscanini, admiration réelle et intérêts liés au devenir de Bayreuth pour les Wagner. Les points essentiels de rencontres furent le festival de Salzburg, et les deux représentations de Lucerne, plus précisément à Tribschen.

Le 19 mai 1932 Winifred rendit visite à Toscanini en Italie. Ils eurent une explication sincère et à la fin de l’entrevue Toscanini accepta de revenir à Bayreuth diriger Parsifal et les Maîtres chanteurs. A la grande joie de Winifred, Hitler devint le chancelier de l’Allemagne le 30 janvier 1933. Peu de mois après bien des musiciens perdirent leurs emplois, notamment les chefs Bruno Walter, Otto Klemperer et Fritz Busch. Ce fut la même chose pour bien des chanteurs. A l’initiative d’Arthur Bodansky, figure éminente du Metropolitan, une lettre de protestation fut envoyée à Hitler le 31 mars 1933. Le nom de Toscanini figurait parmi les premiers signataires.

En même temps, Winifred, prévenue par Toscanini qu’il ne reviendrait pas à Bayreuth si Hitler poursuivait son ignominieuse politique, persuadait Hitler d’envoyer personnellement une lettre à Toscanini. Cette lettre eut pour effet, comme Friedelind en avait prévenu sa mère, de provoquer le désistement immédiat de Toscanini pour Bayreuth. La nouvelle fut rendue publique le 5 juin. Toscanini ne revint jamais en Allemagne, mais sa décision de renoncer à Bayreuth le blessa profondément, autant que le festival lui-même fut blessé. Il écrivit à un ami : « Aujourd’hui, 21 juin, première représentation à Bayreuth avec Les Maîtres chanteurs, mes pensées se précipitent là-bas avec nostalgie et tristesse. Oh, ce maudit, méchant muscle que nous appelons le cœur. Combien est-il impardonnable pour les choses qui lui font violence, et combien il nous fait souffrir ! » Quatre ans plus tard, dans un mot à Friedelind (la seule Wagner à avoir quitté l’Allemagne nazi. Toscanini déploya toute son énergie pour la faire se réfugier en Amérique. Elle devint quasiment sa fille adoptive) : « Bayreuth!  Le plus profond regret de ma vie. »

Le 20 juillet 1933 Eva Chamberlain et Daniela Thode firent parvenir un message à Toscanini, pour se plaindre du bas niveau artistique du festival. Il leur répondit avec sympathie, fulminant contre les ‘’pharisiens’’ (Winifred et Tietjen) et Richard Strauss qui l’avait remplacé comme chef. C’est bien un indice de sa peine et de sa rancœur que lorsque après la seconde guerre, Strauss apprenant que Toscanini avait dirigé Mort et transfiguration et  y allant d’un « Très honoré Maître, cher ami, c’est avec une grande joie que de savoir que sous votre magistrale baguette une de mes œuvres contribua modestement pour la reconstruction de La Scala. », Toscanini ne lui répondit pas, scellant un mépris définitif pour l’homme.

Au festival de Salzburg de 1937, Eva Chamberlain eut une fois de plus l’occasion de témoigner à Toscanini son admiration après l’exécution des Maîtres chanteurs. Après la représentation elle alla vers lui les yeux pleins de larmes : « Mon cher ami, je me sens comme si j’avais entendu Die Meistersinger pour la première fois. Jamais, pas même dans les premiers temps  de Bayreuth, l’œuvre ne m’a fait une si forte impression que ce soir. » Elle lui embrassa les mains, les baignant de larmes, sans fin. Daniela Thode écrivit à propos de cette représentation : « Elle fut, pour moi la plus pleine révélation de cette œuvre divine. » Toscanini reçut ces louanges épuisé de sa direction mais : «  assez tranquille pour avoir fait une fois de plus mon devoir comme un artiste honnête. »

Le lendemain de la représentation des Meistersinger Toscanini invita à sa résidence  quelques proches présents à Salzburg, parmi lesquels Samuel Chotzinoff, alors directeur, avec David Sarnoff du NBC Symphony, avec lesquels Toscanini venait de signer un contrat qui fut reconduit jusqu’en 1954, année où il se retira. Les louanges de la veille ne l’empêchèrent pas de faire preuve d’une discourtoisie éhontée voire de cruauté,  envers Frau Thode. Chotzinoff en fut le témoin : « depuis qu’elle avait rencontré le Maestro à Bayreuth elle l’adorait comme le plus grand interprète de la musique de Wagner qu’elle ait jamais entendu. J’étais assis à côté d’elle au déjeuner. L’on parlait beaucoup  des Meistersinger que le Maestro avait dirigé la veille. Pour faire plaisir à Frau Thode, j’orientais la conversation sur la musique de son grand-père Franz Liszt (elle était également la belle-fille de Richard Wagner). A la mention de Liszt le visage du Maestro  s’assombrit. ‘’Ne me parlez pas de Liszt’’ dit-il. J’étais étonné et mortifié. J’admirais Liszt et je pensais que le Maestro également. Au moins, j’espérais qu’il épargnerait la sensibilité de la petite-fille de Liszt. J’essayais de changer de sujet, mais il continua amèrement au sujet de Liszt. ‘’C’était un charlatan’’ proclama-t-il regardant directement Frau Thode comme si elle était directement impliquée dans la perfidie de son grand-père. ‘’C’était un poseur, et sa musique est insincère’’. Frau Thode pressait ma main d’angoisse, et ses yeux étaient pleins de larmes. (…). Quand je vis que mes efforts pour défendre Liszt ne conduisaient qu’à de plus virulentes attaques, je décidais pour soulager la situation de Frau Thode, de faire diverger la conversation. Je savais qu’il méprisait Mascagni (…). Maestro, dis-je, comment se fait-il que j’aime tant  Cavalleria Rusticana ? le passage de Liszt à Mascagni fut instantané. ‘’Quoi vous aimez Cavalleria ? Je vais vous dire pourquoi. C’est parce que vous êtes stupide … ignorant… voilà pourquoi Dio… Madonna… Santissima…’’  Tout le monde à la table avait compris l’astuce et se sentit soulagé. Frau Thode sécha ses yeux avec son mouchoir et pressa ma main avec gratitude. La crise était passée. » Toscanini reconnaissait lui-même qu’il était excessif en tout. Sa vie ne fut faite, enfin de compte que de successions de gouffres et de sommets. Plus conscient que quiconque du mystère absolu de la musique il se perdait en elle. Il n’était pas un intellectuel – on aurait envie de dire qu’il était un homme de la terre, un paysan, comme d’ailleurs il aimait à le dire de Verdi duquel il se réclamait – l’émotion venait d’abord et seulement ensuite il donnait sens et rationalisait.

Depuis que les nazis étaient arrivés au pouvoir Toscanini avait dirigé dans six des neuf pays qui partageaient la frontière avec l’Allemagne, restaient la Pologne, le Luxembourg et la Suisse. L’intention de faire un concert à Lucerne lui plaisait du fait que les frontières respectives  de l’Allemagne et de l’Italie n’étaient qu’à trois heures de train. L’autre attrait de Lucerne qui plaisait à Toscanini était la proximité de Tribschen, là où Wagner avait créé les Meistersinger, Siegfried Idyll.  Siegfried et Eva y étaient nés. Toscanini y voyait là comme une poésie à y organiser un concert. Les autorités helvétiques donnèrent volontiers l’autorisation, Adolf Busch réussit l’exploit de rassembler un orchestre de musiciens volontaires. Ernest Ansermet, Fritz Busch, Bruno Walter, Willem Mengelberg. Cortot et Feurermann assureraient les concertos de piano et orchestre. Le programme fut établi (Rossini, Mozart, Wagner, Beethoven) pour le 25 août 1938, date anniversaire du mariage de Richard et Cosima.

L’après-midi du concert la municipalité ordonna aux bateaux à vapeur de ne pas utiliser leurs sirènes, les bateaux à moteur, les avions furent immobilisés, la police était chargée de détourner la circulation de la proximité de Tribschen, les sirènes d’usines et les cloches des églises furent réduites au silence, on retira les cloches des vaches qui pâturaient aux alentours.

Philipp Etter président du conseil fédéral Suisse et plusieurs membres du gouvernement suisse se déplacèrent pour l’évènement. Toscanini y retrouva avec joie Daniela Thode et Eva Chamberlain et Friedelind, maintenant âgée de vingt et un ans, et qui avait bravé l’interdit de sa mère Winifred maintenant ennemie de Toscanini. Carla et les enfants Walter, Wally et Wanda et sa fille Volodya Horowitz étaient aussi présents. Des milanais avaient franchi la frontière sans se douter que la police mussolinienne les attendrait à leur retour et les retiendrait de longues heures.

Dans l’esprit des participants outre l’exceptionnelle qualité des interprétations, il s’agissait de montrer qu’il y avait encore un coin du monde germanophone où des musiciens de grand talent pouvaient se produire sans se soucier de leur ‘’appartenance de race.’’ Le parfum de ce que l’Italie et l’Allemagne avaient de meilleur se manifesta ce jour-là. Trois mots, Triebschen, Wagner, Toscanini, suffirent pour enchanter le lieu. L’évènement se renouvela l’année suivante, à la toute extrémité avant l’épouvantable éclipse.

Après la guerre, Toscanini, aurait confié  Friedelind, son souhait de retourner à Bayreuth en 1952. Il n’en fit rien. Au mois d’août 1953, Winifred et ses quatre enfants signèrent un télégramme demandant à Toscanini de revenir l’année suivante afin de diriger la neuvième symphonie  de Beethoven ou un concert Wagner. Toscanini ne répondit pas. Peu de temps après, Friedelind et sa mère — qui avaient conclu une paix fragile  —  étaient en visite chez des amis dans le nord de l’Italie. Elles tentèrent de lui téléphoner, dans l’espoir de lui rendre visite à Isolino. Ce fut Wally,  rapporte toujours Friedelind, qui répondit avec fureur et indignation : « Comment pouvez-vous faire ça à mon père ? », et elle raccrocha.

Si l’atmosphère wagnérienne en général et bayreuthienne en particulier,  illuminèrent la vie de Toscanini, il reste aussi de Toscanini l’image d’un modeste italien issu d’un humble milieu qui alla à la conquête du monde — et la réussit — en compagnie d’un compatriote aussi entreprenant et à sa manière, aussi génial que lui : Gatti-Casazza. Il est bien d’incarner la musique aussi grande soit-elle,  dans une ambiance particulière, et pour Toscanini celle d’une ville italienne ressemblant en fin de compte à une vie de quartier. Finissons sur cette idée. Un soir dans sa maison milanaise, où il avait invité Gatti-Casazza, Samuel Chotzinoff fut témoin de cette histoire de vieux complices ‘’ Tu te souviens, Gatti ? tu te souviens du jettatore ? ‘’ Gatti approuva de la tête : ‘’ je me souviens très bien!’’ dit-il solennellement. Alors le Maestro expliqua que le  jettatore était un homme qui avait le mauvais œil ‘’ce pauvre homme — Giovanni, c’était son nom  — eh, Gatti ?  Gatti approuva :’’Si Giovanni’’  ‘’Ce Giovanni ruina ma première représentation d’Euryanthe de Weber en Italie, Vero, Gatti ? Gatti approuva : ‘’Vero’’ ‘’Tout le monde avait peur de Giovanni’’ ‘’Naturalmente’’ dit Gatti. ‘’Moi aussi, quand je le voyais dans la rue je changeais de trottoir’’  ‘’Certo !’’ murmura Gatti. ‘’Giovanni était un homme bon. Poveretto ! Il n’y pouvait rien s’il avait le mauvais œil !’’ Il était même marié et avait des enfants ! Bien, bien, j’allais diriger Euryanthe. C’était la première fois que l’on donnait cet opéra en Italie et j’avais fait beaucoup de répétitions. Beaucoup. Vero, Gatti ? A la fin j’étais satisfait. Le théâtre était complet. Vero, Gatti ? Les gens étaient venus de toute l’Italie pour l’écouter et même d’Allemagne. Bien, vient le soir de la représentation. Je mets mon habit et je pars pour La Scala. Quand j’arrive à l’entrée des artistes j’entends une voix venant  de l’autre côté de la rue. La voix disait :’’ Buona sera, Maestro’’. Mon sang se glaça. C’était la voix du Jettattore, Giovanni. Je suis resté calme. Je fis comme si je n’avais rien entendu. Devais-je aller au Théâtre ou rentrer chez moi ? Je ne savais quoi faire. Puis, soudain Giovanni traversa la rue et vint près de moi. Il posa sa main sur moi  — le Maestro fit le geste sur Chotzinoff — et il dit à nouveau : ‘’Buona sera, Maestro’’ . Imaginez ce que j’ai ressenti ! je ne pouvais pas lui refuser de lui serrer la main. Povero me ! Je lui serrai  la main ! Puis j’entrai tristement dans le théâtre. Ah ! Pensais-je, que va-t-il arriver à Euryanthe! Ça allait devenir un fiasco. Giovanni m’avait donné le mauvais œil. J’étais perturbé. Tu te souviens, Gatti, je t’ai dit : ‘’Gatti que faisons-nous ? on reporte l’opéra ?’’ Et tu m’as dit : ‘’trop tard le public est là, l’opéra doit avoir lieu. Nous devons tenter la chance.’’ E vero, Gatti ? Donc je vais face à l’orchestre, mais à contrecœur, sans entrain. Je commençai l’ouverture. A ma surprise l’orchestre n’était pas si mal. Ils jouaient, ils jouaient, ils jouaient, et ce n’était pas mauvais. Ça allait bien, très bien. J’étais étonné. Je me disais en moi-même ‘’Ah, Giovanni tu as perdu ton pouvoir. Ton mauvais œil n’est plus rien. Tu ne peux rien faire.’’ L’orchestre jouait de mieux en mieux, eh, Gatti ? Et je finis l’ouverture et tous  les gens criaient : ‘’Bravo, bravo !’’Je suis content. Je riais pour moi-même. Plus jamais je ne serai effrayé par Giovanni. Mais attendez ! Aspetta…aspetta…’’             (Le Maestro s’était levé de sa chaise. Son visage était rouge. Il agitait ses mains vers moi comme pour me mettre en garde contre l’optimisme.) Les gens criaient : ‘’Bravo !’’C’est bon. Mais ils ne s’arrêtaient pas. J’attendais le silence pour commencer l’opéra. Ils n’arrêtaient pas. Je ne fais rien. Je reste de dos et j’attends. Ils ne me laissaient pas commencer l’opéra. Vous devez comprendre. Je n’ai jamais permis de bis {encore}  à La Scala. Mai, jamais. Le public de Milan sait que je n’ai jamais permis de bis.  Et maintenant, enfin je compris. Le jettattore ! Giovanni ! Le mauvais œil ! Il avait fait son travail, Giovanni avait gagné. Le public crie  ‘’Bis…bis ! ‘’ Je me retourne. ‘’Pas de bis !’’,  je crie en retour et je brise ma baguette en deux et la leur  jette. Je rentre à la maison et je me couche. Vero, Gatti ?’’ Gatti  prit la parole et raconta comment la première fut reportée à la semaine suivante, et le Maestro et tout le monde à La Scala  prirent des précautions spéciales pour éviter le jettattore. Et ayant  fait que la rue soit sauve de Giovanni, la représentation eut lieu sans interruption et devint le plus grand succès de la saison.

Chotzinoff était à Milan depuis quelques semaines avec pour mission de convaincre Toscanini de signer un contrat avec le tout nouveau NBC de New York, laissant à Toscanini le choix de la constitution de l’orchestre, avec budget illimité. Certain qu’il refuserait il n’avait pas encore osé se lancer. Il sentit qu’après le récit du jettattore il pouvait tenter. Toscanini à son grand soulagement, accepta. Nous étions en 1937.

Michel Olivié

 

Mes sources furent les suivantes,  d’abord la biographie de Toscanini écrite par Harvey Sachs : Toscanini Musician of conscience   Editions : Liveright Publishing Corporation  New York 2017.
Samuel Chotzinoff : Toscanini An intimate portrait  Editions : Hamish Hamilton London 1956.
Geraldine Farrar : The story of an american singer   Editions : Curtis Publishing Company New York 1916.
Giulio Gatti-Casazza Una vita per l’opéra    Editions Zecchinin 1941.
Lettres publiées de différents membres de la famille Wagner.

 

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