Un opéra fantastique

Rien ne s’opposerait à ce que le Hollandais volant soit une production de la rêverie de Senta.  Ce serait même installer cet opéra dans une dimension hors du réel qui conviendrait parfaitement à l’entité qu’est ce marin fantôme condamné à une errance sans fin. Des mises en scènes s’y sont risquées, en premier lieu celle d’Harry Kupfer, Bayreuth 1978, pour lui Senta « a créé de toutes pièces la figure du Hollandais et pourtant le personnage est très vivant. Il n’existe que dans son imagination, mais il est si complexe pour  Senta qu’il prend vie. »  Depuis, d’autres mises en scènes ont adopté ce point de vue, celle de Claus Guth en 2003, celle de Jan Philip Gloger du Bayreuth 2012, dont  l’intention mérite d’être signalée tant elle est bête : Senta et le Hollandais sont ‘’deux marginaux perdus dans ce monde dont ils ne veulent pas ‘’ ils refusent  ‘’cette société sans âme, sans autre but que de produire et de faire du fric.’’ La justification donnée par un critique est la suivante : ‘’ il faut se demander quelle est la signification des œuvres de Wagner aujourd’hui. Il s’agit de montrer ce que ces récits mythiques disent de nous, hic et nunc. ‘’.  Mais l’on ne pouvait en rester à la  rêverie d’une figure idéale ou à l’utopie d’une société meilleure. Ceux qui se mêlent de mettre Wagner en scène se font un devoir d’aller toujours plus loin. Ainsi la production de Florentine Klepper au Semperoper de Dresde, en juillet 2013.  Il s’agit de mettre en scène non plus le rêve, mais le cauchemar de Senta. Senta adulte sera accompagnée par Senta enfant, durant tout l’opéra. Au premier acte Senta adulte est en haut d’une colline scrutant la mer, pendant que Senta enfant se fait violer par un grand nombre de marins norvégiens (le chœur) ivres et obscènes. Le deuxième acte montre les fileuses comme un groupe de femmes enceintes bien avancées, toutes identiques. Elles se succèdent sur un grand lit  où elles sont délivrées de leurs enfants aidées par Frau Mary. Senta rêve au hollandais comme pour échapper à la scène. Au troisième acte Senta est descendue de sa colline, et il nous est donné de voir son  nouveau cauchemar : Daland, son père, est mort et les marins norvégiens célèbrent son mariage avec Erik. Senta n’est pas la seule à faire des cauchemars, surtout lorsque l’on voit Florentine Klepper fournir ses justifications avec son air pénétré.

 Ces outrances ne viennent pas de nulle part, pour les comprendre il faut revenir à ce que disait Harry Kupfer dans les années quatre-vingt dans l’Avant-scène opéra. Tout imprégné de l’idéologie révolutionnaire de l’époque, exaltée par le désir de changer la société, il ne peut laisser  Senta se contenter de rêver à partir d’un imaginaire : « le Hollandais représente l’idéal, l’irréel, une humanité idéale qui n’existe plus dans notre monde. Et c’est le monde réel qui est inhumain. Cela  a permis de situer le conflit sur le plan psychologique. Et nous avons franchi ensuite un nouveau pas en faisant de l’histoire de Senta un problème psychologique et politique.» Et c’est plus loin dans le texte que nous voyons la racine de ce qui anime toutes les positions de l’intelligentsia dominante dans tous les milieux artistiques actuels : « Enfin, on peut dire que Senta est hystérique, dans le sens où l’entendait  Freud quand il disait que, pour être chanteur, il fallait être hystérique, c’est-à-dire tout exprimer par son corps. Et lorsque Senta exprime cette contradiction qui la pousse, elle l’exprime avec son corps.   D’ailleurs, sans Freud et sans dialectique, on ne peut plus faire de théâtre aujourd’hui ! » De façon péremptoire, en mettant en avant le psychologique et le politique, il relègue le surnaturel, les fantômes et le fantastique  à des vieilleries inintéressantes. Depuis au moins trente-cinq ans l’on se prive de tout ce qui alimente le merveilleux. Or, Le Hollandais  est un marin prisonnier d’une malédiction diabolique. L’étonnement, le mystère, viennent alors à notre rencontre.

  La perplexité la plus complète entoure le statut existentiel de ce marin maudit, aussi bien à partir de ce qu’il chante dans son monologue du premier acte, que dans ce que chante Senta dans sa ballade, le plus terrible étant la menace qu’il adresse à Senta dans le final de l’opéra : « Connais le sort, infortunée, qui frappe celles qui manquent à la parole donnée : elles sont damnées éternellement! Sous le coup de cette sentence, succombèrent déjà d’innombrables victimes, par moi ! » (C’est ici qu’il faudrait se rappeler l’interprétation faite du hollandais comme un marginal victime de la société.) Nous sommes donc bien dans le domaine du fantastique. Fort à propos, Françoise Ferlan dans l’Avant-scène déjà mentionné, avance la définition que Roger Caillois donnait du fantastique : « l’impossible survenant à l’improviste dans un monde d’où l’impossible est exclu. » La Gorge aux loups du Freischütz, Le vaisseau fantôme, relèvent de ce fantastique, et André Tubeuf a montré l’influence que Weber a exercé sur le jeune Wagner.

  Lors de son séjour à Paris (1839-1842), alors qu’il terminait Rienzi, et écrivait le canevas du Vaisseau fantôme il fut sollicité par Maurice Schlesinger pour livrer quelques articles musicaux pour la Revue et Gazette musicale. L’un d’eux est consacré au Freischütz (dont la première parisienne eut lieu à l’Académie royale le 7 juin 1841.) Wagner fait ressortir quel écho profond les thèmes présents dans le Freischütz résonne dans la mentalité allemande : « cette tradition sombre, démoniaque, s’accorde parfaitement avec l’aspect solennel et mélancolique de ces formidables forêts de la Bohême. (…) La tradition du Freischütz porte d’ailleurs profondément l’empreinte de la nationalité allemande. » plus loin : « … les contes et traditions qui ont leur origine dans les régions les plus mystérieuses de la nature et du cœur humain éveillent  encore aujourd’hui les sympathies des gens instruits ; ils aiment à se reporter aux jours de leur enfance où les grands arbres des sombres forêts, s’agitant au souffle de la tempête, leur paraissaient des êtres vivants, dont les voix mystérieuses étaient comme l’écho d’un monde fantastique. »

Ce sera l’océan qui dans le Hollandais prendra le relais de cette puissance démoniaque de la forêt. La puissance orchestrale, dès le début du premier acte, puis lors du monologue du hollandais, évoquera, par le recours au chromatisme musical, à la fois la tempête, l’instabilité perpétuelle de l’élément liquide, la terreur de l’immensité océane. La meilleure disposition concevable à la réception du Vaisseau fantôme serait, au fond, une longue lecture des Contes d’Hoffmann, l’auteur nous dit dans Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre : « Le voyageur Enthousiaste met évidemment si peu de différence entre sa vie imaginaire et sa vie positive, qu’on peut à peine distinguer la limite qui les sépare. Mais, lecteur bénévole, cette limite n’est guère mieux déterminée dans ton esprit ; il se peut donc qu’entraîné par l’auteur visionnaire dans les régions fantastique de la magie, tu voies  inopinément mille figures étranges venir s’immiscer dans ton existence réelle, et te traiter sans plus de façons que de vieilles connaissances. »  Nous comprenons alors mieux pourquoi le hollandais serait au cœur du rêve d’Elsa.

  La carrière de Theo Adam va des années 1940 aux années 1990. Il a interprété tous les plus grands rôles wagnériens avec les plus grandes chanteuses et chanteurs de la seconde moitié du vingtième siècle. Il chanta le rôle de l’Hermite dans le Freischütz, au Semperoper de Dresde en 1949, où il fit ses adieux à la scène en 2006, dans le même rôle de l’Hermite. Il a écrit deux livres sur sa vie, ses souvenirs de scène, son métier. Le premier a pour titre Voyez, ici l’encre, la plume et le papier… de l’atelier du chanteur (Berlin, 1980), le second Le centième rôle, je suis un nouvel Adam (Munich, 1987). Aucun de ces deux livres n’a été traduit. Mais il y a autre chose.

En 1974, j’achetai à Toulouse chez Danny Disc, à ce qui était Les Américains, en bas des allées Jean Jaurès, la Fnac n’existait pas encore, La Tétralogie de Bayreuth 1967, commercialisée en 1973,  dirigée par Karl Böhm, Tétralogie dans laquelle le rôle de Wotan est tenu par Theo Adam, entouré de Birgit Nilson, Leonie Rysanek, James King, c’est bien sûr la mise en scène de Wieland Wagner. Ce Ring se présentait sous la forme de quatre coffrets de disques microsillons. Avec le temps,  les carrés de mousse protégeant les livrets et les disques se sont délités, tombent en morceaux et ressemblent à des épaves. Mais le Wotan de Theo Adam est devenu mon Wotan, tant j’ai écouté cette Tétralogie. Je connais avec précision la nature de son chant, je comprends sa technique, sais le sens qu’il donne à ses intonations, quelles sont les intentions du rôle, etc. J’admets même les faiblesses qui lui ont été reprochées, une voix parfois instable et tremblante, parfois de la rugosité, mais tout cela compensé par une admirable intelligence du rôle, un registre de baryton basse extraordinaire (on peut écouter sur YouTube sa façon de produire le Do grave).

 Cette familiarité avec cette voix de Theo Adam m’a conduit, par différence avec  son interprétation de Wotan, à saisir la profondeur de celle qu’il fait du Hollandais. Il met dans sa voix tout le drame et toute la tristesse d’un homme au désespoir, et n’oublie pas, par l’étrange sentiment de vide qu’elle procure, le caractère surnaturel du personnage (il s’agit de la version dirigée par Otto Klemperer à la tête du New Philarmonia Orchestra,  avec Anja Silja et Matti Talvela). Je m’en voudrais de ne pas souligner à quel point le personnage de Senta peut être déchirant en n’évoquant pas la Leonie Rysanek de la version Dorati, avec George London dans le rôle du Hollandais. Mais s’il faut concevoir le Vaisseau fantôme comme une marche vers l’effroi et le vide engendrés par le fantastique, ce n’est pas fini, car il y a Theodor Bertram.

Né à Stuttgart en 1869 de parents tous deux chanteurs, il fit ses débuts en 1889 au Staattheatre d’Ulm, lui aussi dans le rôle de l’Hermite du Freischütz. La même année il eut beaucoup de succès au festival Wagner de Münich dans le rôle de Hans Sachs. Il continua sa carrière au Metropolitan avant de faire sa première apparition à Bayreuth en 1892 dans les Maîtres chanteurs et en Wotan en 1901. Il chanta le Hollandais pour la première fois sur scène en 1906. Cosima appréciait particulièrement ses interprétations qui mettaient l’accent sur l’importance de la dramaturgie, conformément aux vœux de Wagner perpétués par Cosima. Son Hollandais nous est parvenu sous forme d’extraits avec un accompagnement de piano, qui nous sont rendus par le coffret The Cosima Era.

Dans le monologue du premier acte, son ‘’Dich frage ich, gepriesner Engel Gottes’’  (je t’interroge ange béni de Dieu) et la suite, allie la beauté du timbre, la puissance de la voix et un vibrato parfaitement contrôlé exprimant à la fois le désespoir et le mouvement de la mer. Extraordinaire est le surgissement du ‘’ Nu reine Hoffnung soll mir bleiben’ qui ouvre à l’espérance. Il demeure quelque chose d’étrange dans cette voix qui ne nous fait jamais oublier l’aspect spectral du Hollandais. Theodor Bertram se maria avec la soprano Fanny Moran-Olden. Elle décéda en 1905 d’une maladie mentale. Sa seconde femme, la chanteuse Lotte Wetterling périt dans un naufrage le 21 février 1907. Après cette nouvelle tragédie Theodor Bertram sombra dans l’alcool. Il se pendit dans une chambre d’hôtel dont la vue donnait sur le Festpielhaus de Bayreuth. Selon ses vœux, il fut enterré en Hollande aux côtés de Lotte Wetterling. Je ne sais pas comment elle a pu être conduite au cimetière après avoir disparu en mer.

                                                                                              Michel Olivié, avril 2016

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