Nord

 

  « Il faut méditerraniser la musique» dit Nietzsche dans Le cas Wagner. La musique de Bizet le rend « plus philosophe », « meilleur philosophe », « un homme meilleur ». Avec Bizet, « on prend congé du nord humide », son œuvre a « la sècheresse, la  limpidezza de l’air. Ici, le climat est différent à tous les points de vue. Ici s’expriment une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre gaieté. Cette musique est gaie : mais non d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; (…) — une sensibilité méridionale, bronzée, brûlée… — Et comme la danse mauresque me réconforte ! » C’est une belle façon de dire l’exotisme et  la singularité du sud. C’est le chemin suivi par Nietzsche pour rompre avec Wagner, pour libérer la musique de « l’emprise du nord », de l’orchestration wagnérienne « à la fois brutale, artificielle et naïve ».

  Personnellement, ma boussole me porte infailliblement vers le nord. Au nord naissent les plus belles voix de basse wagnérienne. Un des plus grands Gurnemanz nous a été donné par Martti Talvela, venu de Finlande. Il faut croire que les dizaines de lacs qui l’ont vu grandir portent à l’intelligence des rôles, car ce qu’il dit de Gurnemanz et des autres rôles de basse chez Wagner, est limpide et éclairant (il l’exprime lors d’une interview accordée en 1986 au journaliste américain Bruce Duffie, à l’occasion d’une représentation de Parsifal au Metropolitan). Martti Talvela part des indications données par Wagner sur Gurnemanz,  sur son évolution entre le premier et le troisième acte. Au début de l’opéra,  Gurnemanz est un homme d’une cinquantaine d’années, mais au troisième acte beaucoup de temps a passé depuis. A partir de cette indication, l’on peut comprendre que Gurnemanz est devenu un vieil homme,  dépressif et sans espoir, jusqu’au retour de Parsifal. Et le splendide prélude de ce dernier acte est tout à fait explicite sur ce point, Wagner en disait « qu’aucun rayon lumineux ne doit y pénétrer », et le premier thème est celui du désert, expression de l’absence de toute vie. Le chanteur se doit donc d’exprimer cette évolution qui a eu lieu entre les actes.

Il ne s’agit pas simplement de chanter fort, dit Martti Talvela au journaliste, mais il faut faire admettre une grande dépression. Le public ne le comprend pas nécessairement et pense qu’au troisième acte le chanteur est fatigué et non que sa voix exprime le poids des ans et de la lassitude. Il n’y a pas grand-chose à faire contre cela. Et pourtant c’est fantastiquement écrit pour la voix, n’importe qui n’aurait qu’à se laisser porter par la partition durant la représentation, remarque Talvela. Mais le caractère de Gurnemanz doit être construit avec précaution, il doit être pensé et réfléchi. C’est, à son opinion,  la seule voie pour réussir le rôle, il faut exprimer un véritable état dépressif, tout espoir est laissé de côté. Gurnemanz et tous les chevaliers sont désespérés de ce que plus rien ne peut être attendu du monde, jusqu’à ce que Gurnemanz  reconnaisse soudain en Parsifal revenu le nouveau roi. Il revient alors à la vie.

  Le journaliste demande également si Wagner  a bien écrit pour la voix de basse. Absolument, lui répond sans hésiter Martti Talvela. Il n’y a pas de difficulté, sauf lorsque l’on aimerait chanter aussi Wotan.  Le phrasé est plaisant, mais le rôle est un tiers trop haut. Chez moi, dit-il, j’ai quelquefois chanté les adieux de Wotan. Mais tous les autres rôles de basse sont fantastiquement écrits. Particulièrement celui de Gurnemanz dans le troisième acte, bien que le rôle soit long, une heure quarante de chant, mais l’écriture est facile. Pour le roi Marke, par contre, l’écriture est plus complexe, la principale difficulté tient à rendre la tonalité claire à tous les instants,  mais c’est ce qui rend le rôle intéressant. Quant à Daland c’est un rôle aisé et la ligne facile à chanter.

 Martti Talvela revient alors sur le rôle du roi Marke. Le point le plus tragique dans la relation entre Marke et Tristan dit-il, c’est qu’ils peuvent s’asseoir côte à côte au bord de la rivière, et ne rien se dire, et être sereins, et faire simplement  des ricochets sur l’eau avec des pierres. Ils réfléchissent, ne se disent rien, mais comprennent les mêmes choses. Le moment révélateur de leur relation se situe lorsque Melot dit à Marke : «… fidèlement j’ai préservé de la honte ton nom et ton honneur », et que Marke répond : « L’as –tu vraiment fait? Peux-tu en avoir l’illusion ? Vois-le donc le plus fidèle entre les fidèles : regarde-le le plus amical des amis ». Mais l’esprit de Marke à cet instant est comme mort.

 La carrière de Martti Talvela a essentiellement été marquée par quatre grands rôles, ceux de Boris Godounov, Philippe II, Gurnemanz, le roi Marke. Sa propre conception du métier de chanteur permet d’établir un lien entre ces quatre personnages. Ils sont tous animés d’un feu intérieur, comme lui-même dit être animé d’un feu qui brûle son corps et son âme, ce qui explique qu’il ne puisse pas être autre chose que chanteur dans cette vie si difficile qu’est la vie humaine. Lorsqu’il fut prévu qu’il chanterait Philippe II, il a passé de très longues heures avec un guide pour toute compagnie,  dans l’Escurial, afin de comprendre l’intimité du monarque. Martti Talvela faisait peu de cas des chanteurs qui n’ont qu’une belle voix et de la technique, ils n’ont rien à apporter ni à montrer.

 Son admiration va à Beniamino Gigli, l’ ‘’anima cantova ‘’, l’âme chantante, ou Jussi Björling, Ezio Pinza, Alexander Kipnis. Tous ces chanteurs sont en effet des âmes chantantes, mais ils portent toutes les peines de l’existence, surmontées malgré tout, par toutes les preuves d’humanité rencontrées dans cette vie. La vie sans cela, disait-il, est une vie vide.

  Il n’est pas difficile de comprendre alors pourquoi Martti Talvela a été un si grand Boris Godounov. L’ébranlement que provoque le personnage de Moussorgski correspond aux conceptions exprimées par Martti Talvela. Qui mieux que lui a su exprimer la profonde solitude du tsar, son terrible secret,  sa souffrance à l’indifférence du peuple à son égard. Il a rassemblé par sa voix tout à la fois le drame du peuple russe et la perdition de Boris dans le « J’ai l’âme en deuil » qui sont les premiers mots chantés par le rôle. Ce qu’il peut dire de Gurnemanz ou du roi Marke relève de la même disponibilité à comprendre les drames intérieurs que des hommes de qualité peuvent éprouver. Oui, les rôles d’opéra ne sont pas qu’une affaire du bien chanter.

  Martti Talvela passa les dernières années de sa vie, de 1981 à 1989, comme fermier dans son exploitation agricole finlandaise de Juva, au milieu des forêts et des lacs, tout en poursuivant sa carrière de chanteur. Il était un géant de plus de deux mètres, ce qui fait qu’il a été un Fasolt des plus impressionnants quand il tint le rôle sous la direction de Solti, dans les années 70.  Il a aussi tenu le rôle de Hunding dans la Walkyrie de Karajan et dans l’admirable CD fait par Zubin Mehta du premier acte de cette Walkyrie, aux côtés d’Eva Marton et Peter Hofmann, que l’on peut écouter sur YouTube.

  Il est mort dans sa ferme, d’une crise cardiaque, à l’âge de cinquante-quatre ans, le 22 juillet 1989, en dansant, le jour du mariage de sa fille.

Michel Olivié,  le 16 octobre 2015

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