Je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie . Descartes
Au début du mois de septembre 1974, John Coast, l’agent artistique de Jon Vickers attendait la confirmation du Royal Opera House (Covent Garden) concernant la prévision d’un Tannhäuser pour le chanteur. L’opéra avait établi un contrat en janvier 1975 avec Zubin Mehta dans cette perspective. En décembre 1974, le Royal Opéra House faisait parvenir à Coast les dates de répétition, prévues à partir du 7 février 1977. John Tooley l’administrateur général du ROH, fut alarmé d’apprendre que Jon Vickers, de son côté, avait passé un contrat pour huit représentation de Tannhäuser ainsi que cinq Peter Grimes au Metropolitan de New York pour la saison 1977-78, pour un cachet de cinq mille dollars par représentation.
Jon Vickers et Roberta Knie – Walkyrie- San Francisco 1976
Roberta Knie avec qui Vickers chantait Die Walküre à San Francisco, en septembre 1976, se souvient qu’il était véritablement ennuyé au sujet de Tannhäuser, qu’il lui posait les mêmes problèmes moraux que le faisait Siegmund. Vickers lui-même raconta plus tard qu’il avait mémorisé le rôle mais avait des difficultés avec le récit de Rome et l’étudiait dans sa ferme de Bermuda. « J’avais appris Tristan en trois mois, Petre Grimes en douze jours. Mais je vins à bout de Tannhäuser en treize mois. J’ai une profonde foi chrétienne et je ne m’excuse pas de cela … Wagner défie le travail de rédemption de Jésus Christ … Tannhäuser est méprisable …brutal, abuse d’Elisabeth … et à la fin il obtient la grâce sur un coup de tête du Tout Puissant … Ma femme m’apporta une tasse de thé, j’étais dans mon fauteuil. Je n’y touchai pas. Finalement je me levai et j’allai à la cuisine et dis : ‘’Hetti, je hais cette chose ! Elle répondit : ‘’ Bon, tu es un fou. Les gens appellent constamment pour te proposer des choses que tu aimes. Pourquoi faire celle-là ? » Vickers présenta cela comme le moment de la décision. Il dit qu’il appela immédiatement John Tooley à Covent Garden ainsi que le Met et leur dit qu’il ne prendrait pas le rôle. « Ce fut un coup terrible pour John »disait-il.
En fait, il n’appela pas Tooley mais Coast qui eut la sale besogne de prévenir les deux maisons. Coast rapporte que ce fut la plus pénible conversation qu’ils eurent jamais. Vickers avait décidé de ne pas chanter Tannhäuser pour des raisons morales. Tooley demanda ce qu’était cette histoire ? Et Coast lui dit que le mieux serait de le demander au ténor, qui venait de partir pour Vienne. Coast appela Richard Rodzinski au Met le même jour et lui dit que « Vickers est très profondément attaché à l’Ancien Testament, et bien qu’il ait mémorisé les trois quarts de l’opéra, il lui oppose des considérations philosophiques et religieuses. Vickers le trouve repoussant, un opéra malsain, et ne peut accepter cette attitude envers Rome et la rédemption des péchés. »
Vickers demanda à Coast : « Fais savoir à Jimmy (James Levine) mes sincères excuses et toute ma bonne volonté à faire tout ce que Jimmy voudra durant cette période, ce peut être Tristan ou Les Troyens ou quoi que ce soit d’autre de son répertoire. » Dans la foulée il lui fit savoir qu’il n’irait plus à Bayreuth, parce qu’il trouvait l’endroit malsain.
Rodzinski demanda si le ténor avait le même type d’attitude vis-à-vis de Parsifal. Coast répondit qu’il n’avait aucune objection à faire par rapport au rôle, bien qu’il refusât la production de Wieland Wagner, incompatible avec ses conceptions (en fait Vickers avait participé à cette mise en scène en 1964, mais avait refusé de suivre certaines directives de Wieland Wagner, relatives à la lance au moment de la scène du Vendredi Saint.
Quelque temps après, il fit un séjour à Londres et rencontra Tooley qui se souvient : « Jon dit : ‘’ j’ai maintenant regardé le texte de Tannhäuser, et j’ai décidé que c’est un blasphème, et que, avec ma voix qui est un don divin, je ne peux prononcer des mots blasphématoires’’ Ce fut exactement ses mots : ‘‘Je ne peux prononcer des mots blasphématoires’’ » Tooley était d’une ironie exaspérée, en 1990, au souvenir de cette conversation, en même temps qu’amusé. Il fit remarquer à Vickers qu’avant de signer le contrat il aurait pu regarder le texte. Il poursuit : « Nous sommes entrés alors dans une discussion d’une heure ou une heure et demie, sur toutes sortes de choses, de sujet théologiques concernant Tannhäuser. Une des choses que j’ai dites c’est qu’une des interprétations était que Tannhäuser trouvait le salut au travers de la mort. ‘‘Non’’ dit John souvenez-vous de la pénultième ligne’’. La pénultième ligne se réfère à la sainteté d’Elisabeth. Il dit : ‘’ Il n’y a personne entre moi et mon créateur, je n’ai pas d’intermédiaire.’’ Fin de l’histoire. » Enfin Vickers ajouta : « Comme vous le savez parfaitement je ne prends que des rôles qui me conviennent moralement » Tooley objecta : « Bien, et Siegmund ? Voyez, vous avez un enfant avec votre sœur. C’est un amour incestueux, vous allez me dire que ce n’est pas une histoire immorale ? » « OH, non, je botte en touche » « Mais Jon vous n’êtes pas sérieux !» Silence de Vickers. Tooley rit en se rappelant cette conversation. « Vickers était totalement convaincu qu’il avait raison de rejeter Tannhäuser pour des raisons morales et religieuses. » Mais Tooley suspectait qu’en fait il ne pouvait pas chanter le rôle.
Bien des chanteurs interrogés sur cet incident étaient d’avis qu’il appréhendait de chanter le rôle. Le premier acte, au Venusberg requiert un registre haut et des habiletés en abondance. Le second acte s’il reste faisable, demande de longues lignes vocales du Mi au La, certains passages sont très exposés avec peu d’orchestre ou pas du tout. Il y a une entrée en Sol pianissimo, un Sol dièse à découvert. Roberta Knie qui connaissait bien la voix de Vickers pour avoir chanté Isolde avec lui de nombreuses fois, affirmait que ce n’était pas une partition avec laquelle il pouvait se sentir à l’aise. Il lui confia que le récit romain du troisième acte ne lui posait pas de problèmes, mais elle doutait qu’il en soit de même pour le second. Mais Vickers lui-même n’a jamais dévié de ses justifications morales, n’a jamais fait allusion à des difficultés vocales.
De son côté, James Levine, bien qu’il ait douté que les considérations morales fussent un prétexte, analyse les choses de la façon suivante : « Tannhäuser est un rôle meurtrier. Mais Jon a trouvé sur son chemin beaucoup de rôles meurtriers. Énée est un rôle meurtrier. Tristan n’est pas du gâteau, Othello non plus. Et Jon a une palette de caractéristiques qui fait que, quoi qu’il chante, il crée quelque chose de fascinant et d’excitant en bien des aspects, sans se préoccuper des faiblesses que l’on peut y trouver. Mais Tannhäuser est unique parmi les quatre rôles les plus durs du canon wagnérien ; les autres étant Tristan, le jeune Siegfried et Walter von Stolzing. Tannhäuser est un gars intense, écrit à l’extrême presque d’un bout à l’autre. Le premier acte est énergique, la deuxième scène est pleine de La au top. Le deuxième acte a trois grosses scènes et enfin à l’acte trois vient une scène solo complexe, avec une tessiture basse à l’opposé du reste. Et je pense qu’il est possible que lorsque Jon l’a travaillé, peut-être a-t-il trouvé des noisettes qu’il a été incapable de casser. Cela ne serait pas une surprise pour moi. Mais je ne le lui ai jamais demandé. J’ai juste accepté sa décision de ne pas le faire, parce qu’il avait choisi une base où il était impossible de lui tordre le bras.»
Il serait faux de croire, en fin de compte, que les arguments moraux et religieux auraient été mis en avant afin de cacher la difficulté vocale. C’est bien plutôt le tempérament de feu de Vickers, ses exigences toujours extrêmes vis à vis de lui-même, des autres, de la tâche à accomplir qui expliqueraient l’épisode de Tannhäuser. Ce sont ces exigences qui entraînèrent bien des confrontations vives et douloureuses, pouvant aller jusqu’à des bousculades, avec ses partenaires, avec les chefs d’orchestre, avec le monde de l’opéra en général, tout au long de sa carrière. Bien des artistes redoutaient de le rencontrer, certains avouant même en avoir peur. Mais la plupart de ceux qui y furent impliqués témoignent de ce qu’il revenait toujours sur ses emportements avec humilité. Il n’est néanmoins pas douteux aussi qu’il avait des positions intellectuelles très tranchées avec lesquelles il n’y avait pas de compromis possibles, et que sa foi religieuse était authentique. Deux choses essentielles caractérisèrent la personnalité de Jon Vickers : la poursuite constante de l’excellence et une attitude profondément chrétienne, héritées de son enfance.
Cette enfance fut véritablement heureuse. Il grandit au sein d’une famille presbytérienne dans la province canadienne du Saskatchewan, dans la petite ville de Prince Albert. Ses parents étaient fermiers. Jonathan, né en 1926, était le sixième enfant d’une fratrie de huit. Tôt, il participa aux travaux de la ferme et toute la famille chantait dans les assemblées religieuses de la ville. Son père (William) était également prédicateur et donnait une solide pratique religieuse à ses enfants. Tous les jours de l’année la famille s’agenouillait au commandement du père pour rendre grâce à Dieu du repas accordé et lire la bible. Sa mère (Myrle) était une ménagère scrupuleuse, et la maison devait être particulièrement accueillante pour le dimanche. Tous les enfants aidaient à frotter, cirer et polir le plancher, tout en écoutant à la radio les enregistrements du Metropolitan de New York, commencés en 1931. Jon Vickers se souvient d’avoir entendu Aïda, le 26 février 1938. Il put également entendre Lauritz Melchior chanter Siegmund, Lohengrin, Parsifal et Tristan.
La famille se rendait régulièrement à la First Baptist Church, où Jon chantait comme soprano. Mais aussi le père (Bill comme on l’appelait) les amenait dans les différents prêches qu’il effectuait pour l’armée du Salut, les Frères de Plymouth, l’Eglise Unie. Bill et Myrle jouaient du piano, les enfants de différents instruments, et tous chantaient aussi bien en solo, qu’en duos, qu’en trios, qu’en quartettes. Quand Jon arriva à l’adolescence les paroissiens notèrent la puissance de sa voix. Un visiteur lui dit un jour qu’il avait une voix remarquable et qu’il devrait prendre des leçons. Sa mère, poliment mais fermement dit : « Non, Jonathan chantera toujours seulement avec nous. » C’était le signe avant-coureur du conflit que mère et fils allaient avoir dans le futur (Myrle n’utilisa jamais le diminutif de Jon pour Jonathan).
Une grande famille unie, guidée par la sagesse de la bible, dans un environnement de grande nature et de travaux de la ferme(Jon conduisait le tracteur, nourrissait les cochons, puisait l’eau du puits, nettoyait le poulailler, faisait les foins avec un attelage de chevaux, battait la moisson), tous réunis autour du piano pour chanter (les dimanches seuls les hymnes pouvaient être interprétés), tel fut l’environnement de Jon Vickers et auquel, même au sommet de sa gloire, il ne renonça jamais.
Il n’y renonça pas, parce que lui furent inculquées des valeurs éthiques qui le marquèrent à jamais : « Mon père disait que ‘’ la responsabilité d’un être humain est de prendre en charge son talent, quel qu’il soit. Qu’il soit jardinier ou président, et de faire son travail au mieux de son habileté. Peu importe ce que nous faisons dans la recherche de l’excellence, nous le faisons pour la gloire de Dieu.’’ Il faisait entrer cela dans nos têtes, je ne l’ai jamais oublié. J’ai réalisé que toute ma philosophie de la vie s’est formée dans ces années. Dans ce milieu rural, je vins à la conclusion que la chose la plus significative dans la vie est le contact avec les autres êtres humains. C’est aussi cette profonde conviction chrétienne établie en moi qui a eu une influence sur toute ma vie. C’est une philosophie fondamentale de ma vie. »
C’est armé de ces préceptes que son existence s’est orientée inexorablement vers le chant. A l’automne 1950 il entra au conservatoire de Toronto où, à travers un travail acharné, il reçut durant sept ans les leçons de George Lambert. Il monte sur scène déjà en 1954 pour chanter le duc de Rigoletto pour le festival d’opéra de Toronto, mais à ce même festival, en 1956, il se trouve être le partenaire de Regina Resnik dans Carmen. Elle fut subjuguée par son talent. Elle ne craignit pas de lui affirmer : « Vous serez, et très rapidement je vous le garantis, un grand Parsifal et un parfait Siegmund. Vickers commença à rire. ‘’Le répertoire allemand ? Mon Dieu je n’ai jamais chanté le répertoire allemand !’’ J’insistai et il me demanda comment y arriver. Eh bien, si moi ou Mr. Stein (le directeur du Metropolitan) ou tous les deux, faisons une recommandation auprès de Wieland Wagner, il vous fera passer une audition. ‘’Qu’est-ce que je chanterai ?’’ Je dis : la lamentation de Federico et Don José. Vous n’aurez pas à chanter en allemand pour eux. ‘’Bien, cela pourrait être pour plus tard, je dois tâter la température de l’eau d’abord’’ Non je ne le pense pas, il faut que vous y alliez et commenciez tout de suite. Ils vous apprendront ce dont vous avez besoin. Tout ce que vous avez à faire c’est de perfectionner votre allemand. Si vous êtes entre les mains de Knappertsbusch et de Wieland Wagner, ce sera votre source pour tout ce que vous allez apprendre pour tout le reste de votre vie, peut être en tant qu’acteur, en tant que chanteur, en tant que musicien, qui sait ? »
Les choses ne furent pas aussi rapides, mais Regina Resnik avait raison, Vickers apprit beaucoup, plus tard, auprès de Knappertsbusch et de Wieland Wagner. Mais l’extraordinaire confiance qu’elle lui témoigna eut pour effet de lui faire franchir un pas décisif en direction de la carrière d’artiste lyrique. La veille du jour de l’an 1956, Jon et Hetti (sa jeune épouse) et Allison leur petite fille de vingt-deux mois arrivent à Londres, un contrat avec le Covent Garden en poche. Très rapidement par ses interprétations de Riccardo du Bal masqué, de Don José, de Radamès et surtout d’Énée des Troyens de Berlioz, il gagne une notoriété qui devint vite internationale.
Jon Vickers n’a jamais voulu être labellisé chanteur wagnérien, bien que son nom soit à tout jamais attaché aux rôles de Siegmund, Tristan, Parsifal. Il a toujours été précautionneux pour ce qui concerne le choix de ses rôles. A côté de Maria Callas ou de Teresa Stratas, Jon Vickers appartient à une catégorie de chanteurs ayant des problèmes vocaux qui leur sont propres et inhérents à leur nature. Pour atteindre les notes hautes, il leur faut recourir à des techniques qui leur sont spécifiques mais qui ne peuvent pas être objectivées sur le plan de l’éducation de la voix. La ligne, le souffle, doivent être ajustés à chaque fois. Ce qui fait que, pour les trois, les notes les plus hautes n’étaient jamais assurées. C’est parce qu’il n’était jamais sûr d’atteindre le plus haut sommet qu’il n’a jamais abordé les tessitures du jeune Siegfried ou de Walter von Stolzing.
A l’été 1957, Vickers auditionna à Bayreuth pour Wieland Wagner. Il chanta le chant du concours des Meistersinger, Hochstes Vertraun et Gralserzälung (In fernem Land) de Lohengrin, deux extraits de Die Walküre, l’aria de Max du Freischütz et La fleur que tu m’avais donnée de Don José. Wieland Wagner lui proposa de chanter Lohengrin l’année suivante, au festival. Mais Vickers recula, n’ayant jamais chanté le rôle, et estimant que ce pourrait être dangereux de le commencer ici. Wieland fut fâché. Vickers proposa Parsifal et Siegmund. Wieland accepta. En même temps Fritz Wunderlich refusait le rôle de Lohengrin pour les mêmes raisons.
Vickers vint donc chanter Siegmund à Bayreuth en 1958. La collaboration avec Wieland Wagner ne fut pas facile pendant les répétitions : « Il était charmant. Mais tenter de régler autant que possible par des négociations, ce qu’il fallait faire ou ne pas faire sur scène, était impossible. Il frappait du poing : ‘’ Vous ferez ce que je veux que vous fassiez.’’ » Pour autant, il ne vous faisait pas entrer dans un moule, il explorait votre esprit, explorait votre talent, vous donnant autant que cela était possible, tout son gigantesque pouvoir. » Mais Vickers ajoutait que sa plus grande joie à Bayreuth fut de travailler avec Knappertsbusch.
Les débuts de Vickers à Bayreuth furent un triomphe ; Le Volsung au triste sort devint un rôle phare pour Vickers lui convenant idéalement à la fois vocalement et par tempérament. Régine Crespin qui eut l’occasion de chanter Sieglinde avec lui, disait de Vickers qu’il était un Siegmund très masculin et en même temps très doux et vulnérable. Suffisamment fort pour tirer l’épée de l’arbre, il était aussi un être suscitant la pitié, et ce double aspect se traduisait aussi dans sa voix. Il chanta le rôle pour les deux Rings de cette année-là sous la direction de Knappertsbusch. Les légendaires étoiles du chant wagnérien étaient présentes cette année-là : Astrid Varnay et Martha Mödl en Brünnhilde, Leonie Rysanek en Sieglinde, Hans Hotter en Wotan, Josef Greindl en Hunding, Wolfgang Windgassen en Siegfried, Rita Gorr en Fricka. Les critiques manifestèrent une très grande admiration, voyant en Vickers le retour du temps d’un Lauritz Melchior avec l’espoir d’avoir encore gagné un réel grand heldentenor pour Bayreuth.
L’admiration de Wieland Wagner pour Jon Vickers se traduisit par son insistance, durant des années, à le faire revenir à Bayreuth. Mais Vickers déclinait systématiquement les invitations. Bien qu’il eût proposé à Wieland de chanter Parsifal, lors de la première audition, il se rétracta par la suite estimant qu’il n’avait pas assez de temps, d’une année sur l’autre, pour préparer le rôle. Puis les deux artistes se débattirent avec de plus ou moins imaginaires problèmes vocaux de Vickers, avec un programme d’été laissant peu de place pour les répétitions. Quand enfin, une date fut trouvée Vickers envoya un télégramme pour dire qu’il ne serait pas là à temps pour les répétitions. Ce va-et-vient dura encore six ans, jusqu’à la mort de Wieland Wagner.
Il finit enfin par revenir à Bayreuth en 1964, pour quatre représentations de Parsifal, encore sous la direction de Knappertsbusch. On demanda, en 1974, à Wolfgang Wagner, les raisons de l’absence de Vickers à Bayreuth. Il répondit que le ténor était financièrement hors de portée. Mais Vickers affirma qu’il n’avait jamais été question du montant de ses honoraires. Il se serait simplement contenté d’avoir une somme suffisante pour pouvoir se loger avec sa famille. La seule véritable raison pour laquelle il ne fut pas un habitué de Bayreuth est qu’il était en désaccord avec les interprétations des rôles que l’on voulait lui faire jouer.
Une autre raison était que Vickers, à Londres, avait une grande admiration pour Reginald Goodall, le grand chef d’orchestre pour lequel il avait une grande estime et une grande confiance, et qui l’avait dirigé dans la Walkyrie. Goodall avait une grande connaissance de la musique de Wagner. Il avait fait ses études musicales à Toronto et chanté les mêmes grands oratorios que ceux chantés par Vickers durant sa jeunesse. Ce qui le rassurait.
De façon plus profonde, Vickers faisait de grandes réserves sur Wagner, essentiellement pour des raisons idéologiques mais également pour des raisons de goût musical. Sans doute préférait-il les rôles dramatiques et héroïques de certains opéras italiens, la bouleversante vision de la société humaine au travers de Peter Grimes de Britten, mais surtout le Florestan du Fidelio de Beethoven, moins subversifs et moins perturbateurs que les personnages wagnériens. Dans cette perspective, Il accorda une interview à Bruce Duffy en 1981 dans laquelle il délivra un avis très critique sur Wagner. Il dit entre autre : « Wagner était considérablement sous l’influence de Nietzsche et de sa philosophie, et par extension sous celle de Schopenhauer. Il était un anarchiste. C’est d’une grande évidence lorsque que l’on considère le personnage de Siegfried. Il est supposé représenter le grand anarchiste Bakounine. Wagner voulait totalement révolutionner la société. Il voulait attaquer toutes les bases sur lesquelles les structures et les lois de la musique reposent. Il dit cela dans ses écrits. Il voua son gigantesque génie à des forces destructives. Avec quoi luttait-il ? Dans tous ses opéras. Il lutte avec le problème d’être un batard, avec le problème de l’inceste, avec le problème de l’adultère et de la fornication, tous les aspects négatifs de notre société. Au fond, ces problèmes ne me tracassent pas. C’est bien, ces choses doivent être mises en lumière et discutées, mais pour parvenir à la conclusion qu’il y a là du démoniaque et du diabolique (…) Je n’aime pas le personnage de Siegfried. Je trouve qu’il ne nous engage pas dans une voie intéressante pour l’être humain.»
Il y a quelque chose de très paradoxal et de très étrange dans ce que Vickers ait donné un Tristan et un Parsifal aussi magnifiques que les siens, tout en étant aussi critique pour le compositeur et les personnages incarnés.
Il chante Tristan pour la première fois au Teatro Colón de Buenos Aires en 1971, Birgit Nilsson est Isolde. Un critique écrit : « Ceux qui l’on vu eurent le sentiment de voir l’incarnation du héros de Wagner, quelque chose qui n’avait pas été ressenti depuis l’âge d’or de Max Lorenz et Lauritz Melchior … Après tant d’années cet opéra, enfin, a ses deux étoiles». Pour la première du Covent Garden, en 1978, un autre critique écrivit à propos de sa prestation : « Ce qu’il fouille d’une façon ou d’une autre est si dur qu’on le croirait extrait de quelque chose de profondément souterrain. Ceux qui ont interprété le rôle l’ont juste chanté, mais il était hors de question, pour eux, d’extraire quoi que ce soit. Vickers est capable de phraser le rôle comme une sorte de poème dramatique de la souffrance … au travers de cette souffrance vous pouvez atteindre une sorte de transcendance, qui était la philosophie de Wagner ». Un autre critique londonien David Cairns, qui pensait que Tristan était à mettre au rang des meilleurs rôles de Vickers, parla d’un détail de l’acte III : « quand il entend le signal, un nouvel air qui annonce que le bateau arrive, il mime la plus merveilleuse expression. C’était absolument pathétique, la joie. Je ne peux le décrire en détail, mais je me souviens que c’était une des choses les plus émouvantes jamais vues sur scène, parce que tout son être irradiait la joie. » Quand Cairns revint quelques jours plus tard : « Il ne le refit pas. A l’évidence il fut inspiré cette nuit-là ».
Parsifal est l’opéra que Vickers appelait : « La chose la plus blasphématoire jamais faite». Il joua pourtant le rôle de très nombreuses fois. Il soulignait qu’il valait par la joie qu’il donne et non celle que l’on y prend. Léonie Rysanek insistait sur combien il prenait le rôle au sérieux : « Il était possédé ! Il croit qu’il est Parsifal quand nous le jouons. Il est absolument un saint, un prêtre après le baiser de Kundry. » Christa Ludwig témoigne à son tour : « Je me souviens quand je (Kundry) voulais l’embrasser (Vickers) il avait à chanter : ‘’Amfortas, die wunde’’, j’étais en larmes sur scène. L’explosion pour lui était réelle. Il ne se préoccupait pas de la voix, il donnait toujours le meilleur. Il ne disait pas ‘’ je vais chanter demain’’. Dans Fidelio, il était véritablement Florestan, non un gros chanteur enchainé … il était un chanteur moderne. Vous croyiez en lui sur scène, comme Othello, Énée. Une très très rare espèce, spécialement chez les ténors. Ils sont tous amoureux d’eux-mêmes ».
Jon Vickers se prêtait difficilement aux obligations sociales, encore moins aux mondanités ou à la superficialité (il n’était pas du genre à se livrer aux pitreries des ‘’trois ténors’’). Durant trente ans il a chanté dans tous les opéras du monde. Lorsqu’il donnait des interviews, il le faisait avec le plus grand sérieux, préoccupé de l’essentiel concernant son art et sa conception de l’existence. Ce qui fait que lorsque l’on relit ses interviews, nous avons l’impression de pénétrer dans une âme se livrant entièrement parce que ce qu’il dit concerne tout le monde. Exemplaire est l’interview avec Bruce Duffy évoqué plus haut. Il y est dit que tous les grands arts ont affaire avec ce qui est fondamental (il n’est pas sûr que Wagner soit dans cette catégorie, disait-il). Les grands arts luttent avec l’éternité, avec l’universel, avec la préoccupation toujours présente de la loi morale fondamentale. L’artiste lyrique est impliqué dans cette quête. Pour lui, la voix est la servante des mots, de la musique, du drame. Les artistes servent l’humanité. Vickers voyait les êtres humains, comme les servants de l’homme, mais de l’homme comme reflet de la divinité. Il ne faut pas, pensait-il, juger de l’humanité par les hommes, mais les hommes à partir de l’humanité. Et cela porte Vickers à rendre compte d’une foi lucide et qui ouvre vers des perspectives agnostiques sans lesquelles le mystère de la beauté en art n’aurait guère de sens. Il pose que les artistes sont des instruments à travers lesquels quelque chose de divin travaille. Mais le compositeur est davantage. Il sert la divinité, il a une étincelle de la divinité. Ce qu’il redoutait, c’est que nous allions de plus en plus vers une conception de l’opéra comme divertissement, coupé de toute transcendance, de tout sens du divin. Que dirait-il aujourd’hui ?
Michel Olivié, novembre 2017
Mes sources sont les suivantes : Des interviews écrites ou filmées, trouvées sur internet ou dans des revues, de Jon Vickers, des différents témoins qui l’ont rencontré ou l’ont fréquenté, des critiques des représentations d’opéras en divers lieux du monde, ou des critiques de disques. Le livre de Jeannie Williams journaliste musicale new-yorkaise, A Hero’s Life, préfacé par Birgit Nilsson, Northeastern University Press, Boston, 1999. Tout cela est en anglais. J’ai dû laisser de côté bien des aspects importants de la carrière et de la vie de Jon Vickers.