Jonas Kaufmann

  Il n’est pas meilleure expérience que de passer plusieurs heures à écouter parler, entendre chanter et voir Jonas Kaufmann.  Il a la capacité et la lucidité d’analyser l’évolution de sa carrière tant passée qu’à venir. Il la guide avec une conscience aiguisée de ce qu’il peut et de ce qu’il veut. Sa voix est au service de son intelligence. Elle semble être un instrument parfait et néanmoins perfectible, obéissant totalement aux intentions, aux réflexions, aux pensées de celui qui la possède. Il incarne la rencontre merveilleuse du don et du cheminement réflexif, à un degré rarement rencontré dans toute l’histoire de l’opéra.  En septembre 2013 il donnait une interview à Vincent Agrech dans Diapason. Il explique notamment  qu’en diversifiant les rôles, en passant de Wagner à Verdi, de Massenet à Schubert,  jusqu’à nous donner le vertige, tant l’étendue de ses interprétations est vaste, il affirme sa voix : « Abandonner totalement les rôles  légers serait une erreur, car une alternance bien dosée repose la voix et lui permet de conserver sa flexibilité. Chanter Alfredo m’a donné un immense plaisir. Mon chant me semblait plus souple, plus liquide, plus proche de ces qualités italiennes que Wagner attendait des interprètes de son temps, loin d’imaginer vers quels excès de décibels le futur l’entraînerait. »

On comprend alors mieux l’alternance discographique qui fait se succéder un opéra, un récital de lieder, des Arias allemandes : « De façon plus régulière, c’est le lied qui joue pour moi le rôle de garder la souplesse de la voix, par la ductilité et la minutie qu’il réclame ». En ce domaine, c’est au génie de Wunderlich que se réfère Kaufmann : « sa façon de ne pas laisser perdre un mot ou un accent. Jamais l’émotion ne cesse d’irriguer chaque note, avec autant d’intensité que de variété. Il illustre  au plus haut point ce qui est pour moi la vertu cardinale de l’interprète : être toujours aussi honnête que s’il chantait pour la dernière fois de sa vie (…) j’espère qu’on revient aujourd’hui à cette primauté de l’émotion sur la perfection. » Il s’agit, dans la quête qu’il mène, de redonner au chant sa pleine vocation : être l’expression la plus haute du langage humain, le porter au rang de la poésie,  telle que Rilke pouvait la concevoir, que la réalité advienne à son sens total par sa rencontre avec elle.

  Pour Jonas Kaufmann cela se traduit par l’intention de donner aux personnages qu’il interprète leur vérité la plus complète. Et cela se fait au travers de la musicalité, qui elle-même exige un travail précis. « Il faut travailler mot à mot ce que vous allez dire, sinon vous ne serez pas capable d’une interprétation spontanée ; à part, vous devez engranger ce que le professeur vous  a montré comme une possibilité parmi d’autres solutions, ce qui signifie de devoir le développer par soi-même. » dit-il dans l’interview sur Lohengrin.  Il dira ailleurs : «Avoir des idées précises sur ce que nous souhaitons faire de notre personnage, parfaitement, c’est notre boulot. » ou bien : « Wagner traite la voix comme un instrument. Le sens des mots est ouvert à plusieurs interprétations : un casse-tête. » C’est tout ce travail d’investigation sur son métier de chanteur qui rend si passionnantes ses interviews sur ses rôles wagnériens.

  Ainsi, il comprend la mission de Lohengrin orientée vers la demande de faire confiance sans rien demander en retour. Ce qui était la définition même que donnait Jacques Maritain, et, au-delà, le sens authentique de la croyance religieuse. Que nous écoutions tout le rôle suspendu à cette demande (presque une supplique) en direction d’Elsa, éclaire l’amour que lui porte immédiatement Lohengrin, nous vivons alors l’œuvre dans un transport insoupçonné jusqu’alors et,  partant, réactualise le romantisme de l’amour. L’opéra sonne différemment et entre dans un éclat que l’interprétation froidement politique de Philippe Godefroid avait voulu faire disparaître. Ce cynisme et cette perversion tant d’actualité à l’opéra aujourd’hui est remplacé par une qualité humaine que Jonas Kaufmann indique de manière très simple en avouant toute l’émotion qu’il éprouve au début de l’opéra, lorsque Lohengrin prend congé du cygne. La référence au cygne revient quand il explore les nuances que la voix doit opérer dans la scène de la révélation de son identité. Faute, déception sont exprimées par la puissance vocale (Kaufmann est, là, extraordinaire) seule la vue du cygne revenant métamorphose la voix en un diminuendo exprimant toute la douleur de la scène, et les adieux à Elsa font jaillir tout le déchirement du moment.

  Ailleurs, à propos de l’enregistrement des airs de Wagner avec le Mahler Chamber Orchestra  sous la direction d’Abbado, il raconte qu’ils n’arrivaient pas à faire marcher l’ensemble. Les musiciens, jeunes pour la plupart, et pour qui la musique de Wagner était inhabituelle, avaient du mal à trouver leurs marques. Alors Kaufmann s’est mis à expliquer le contexte, la place du personnage dans l’histoire. Le son a soudainement changé, l’intensité dramatique était retrouvée. Aux jeunes chanteurs voulant interpréter Wagner il leur conseille de commencer par chanter dix pages de Lohengrin en italien (c’est l’opéra le plus italien de Wagner, la voix réclamée serait lirico spinto).  Si Jonas Kaufmann est conscient de la transmission qui lui a été offerte (Wunderlich, Domingo), il est aussi soucieux des jeunes générations : « Je m’engage toujours très volontiers dans des projets visant à développer l’accès des jeunes à la musique et à la culture en général. En fait, cela tend même à devenir une des priorités de ma vie ».

  A propos de Parsifal, il dit la chose suivante : « C’est une expérience philosophique qui vous fait réfléchir à l’échec de l’humanité, à ce qui se passerait si l’homme suivait l’idée selon laquelle ‘’celui qui ne sait rien finira par être éclairé par la miséricorde et la compassion qu’il éprouve pour les autres’’ si nous avions suivi ce concept, il n’y aurait plus de guerres, seulement la paix partout (…) certains spectateurs m’ont avoué que cet opéra leur a fait comprendre pourquoi nous sommes chrétiens, et que parmi le public, il y a même quelqu’un qui a dit à son voisin : ‘’Je suis jaloux, je voudrais être chrétien comme vous.’’ » A un moment où, en France, l’esprit de la laïcité semble être devenu fou, il y a des paroles qui font du bien. S’il y a une bien belle façon de participer à la joie et au recueillement de Pâques, c’est en regardant la représentation du Parsifal en DVD du Metropolitan, dirigé par Daniele Gatti. Le critique de Diapason  disait à propos de l’interprétation de Jonas Kaufmann : « Incarnation idéale, tant physique que musicale, soleil noir resplendissant d’une infinie variété d’accents, de nuances et de phrasés à se damner, jamais entendu ‘’Amfortas die Wunde’’ chanté et vécu avec une telle plénitude. Rien que pour ces minutes d’extase, à genoux. »

  Que réserve l’avenir  des rôles wagnériens de Jonas Kaufmann ? « L’idée qu’un jour je les aurai tous interprété, je me demande si c’est une bonne chose. » Il a, pour l’instant, interprété quatre rôles, Lohengrin, Siegmund, Walter, Parsifal. Les deux Siegfried, celui de l’œuvre éponyme, et celui du Crépuscule, Tannhäuser, Tristan sont à venir. Ce sont des rôles difficiles dit-il. Siegfried est difficile, mais c’est un rôle moins long que celui de Tristan. Dans le IIIème acte, Tristan chante durant quarante-cinq minutes, et « c’est le prototype de scène psychologique. » Il s’y préparera en chantant le IIème acte en concert.  Mais il ne faut pas l’envisager avant les cinq prochaines années. En attentant, il nous reste à mesurer l’ampleur de ce que Jonas Kaufmann a apporté au chant wagnérien.

  Car des performances comme le Parsifal du Metropolitan, ou le studio  de la Walkyrie, avec Nina Stemme en Brünnhilde,  l’orchestre du Mariinski sous la direction de Valery Gergiev, ou le recueil d’airs avec l’orchestre du Deutsche Oper de Berlin dirigé par Donald Runnicles, sont des joyaux pour lesquels nous devons rendre grâce au ciel de pouvoir pleinement les aimer.

Michel Olivié, 7 avril 2015

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