A propos de  la Table ronde sur le Ring Chéreau/Boulez du 26 novembre 2022

 Le Ring du centenaire avait été confié à quatre français par la décision de Wolfgang Wagner : à Pierre Boulez pour la direction orchestrale, à Patrice Chéreau pour la mise en scène, à Richard Peduzzi pour les décors et à Jacques Schmidt pour les costumes.

 

La Table ronde concernait ces représentations qui commencèrent par l’Or du Rhin le 24 juillet 1976 (la première de 1876 fut présentée le 13 août), à partir des prises de notes de Patrice Chéreau consignées dans son journal et rassemblées et classées par Julien Centrès. Ce dernier était notre invité, il venait juste de soutenir sa thèse sur Patrice Chéreau l’avant-veille. Participaient également Cristiane Blémont, Jean-Jacques Cubaynes, j’étais chargé du déroulement de la séance. Anne-Elizabeth Agrech assurait la technique.

Cet écrit est le prolongement de ce qui a été dit lors de cette journée, qui fut riche en interventions, et parvint à dégager des spécificités essentielles des intentions de Patrice Chéreau quant à ce Ring du centenaire.

Dans ses notes Chéreau esquisse de multiples approches de ses conceptions du Ring. C’est avec un regard absolument neuf qu’il aborde l’œuvre. Il part du texte même de Wagner, et non de la tradition appliquée et sans cesse reconduite à Bayreuth. Ce regard de Chéreau est clairement analysé par Jean-Jacques Nattiez dans son ouvrage Tétralogies, Wagner, Boulez, Chéreau. Le Ring tel que nous le connaissons est le résultat des multiples sources utilisées par Wagner en son temps :  » C’est pourquoi la signification que Wagner donnait à son Ring n’est pas immédiatement lisible dans le texte, mais doit être reconstituée à partir de l’étude de documents qui lui sont extérieurs: un article théorique, une lettre des propos rapportés, sans parler de tout le climat intellectuel de l’époque. » C’est ce dont le metteur en scène doit tenir compte dans son approche, à quoi s’ajoute toute sa construction intellectuelle et sensible propre au présent de son temps. Ainsi peut s’ouvrir une nouvelle vision contemporaine de l’œuvre. Nattiez écrit : « L’œuvre interprétée (sur scène) aujourd’hui est le résultat d’une tension entre l’imaginaire du créateur reconstitué, l’évidence trompeuse d’un texte littéraire et musical porteur de potentialités scéniques et l’interprétation (exégétique) d’un metteur en scène et d’un chef d’orchestre». Un certain nombre de lignes de force caractérisent l’approche de Chéreau, plus ou moins explicites, plus ou moins revendiquées, plus ou moins clairement assumées. Ces lignes de force apparaissent non seulement par les intentions de Chéreau, mais aussi dans celles de Peduzzi et Schimdt, tant les décors et l’habillement contribuent à renouveler le contenu de ce Ring. Mais n’est jamais perdu de vue un sens de la beauté rassemblé en une unité par les attitudes, les gestes des chanteurs, le fantastique des lieux réalisés (rocher de Brünnhilde, palais des Gibichungen), les vêtements pensés circonstanciellement en fonction des moments et des caractères des protagonistes. Les trois artistes organisent des temporalités distinctes, aussi bien un temps mythologique, classique, ou celui de l’ère industrielle. Mises en scène, décors, vêtements, campent des époques à la fois précises, mais aussi hétérogènes pour finalement se résoudre en une vision nouvelle, créatrice, qui réorganise le sens général de l’histoire. Un des exemples le plus marquant, et qui a suscité le plus de réactions hostiles est le  »barrage » du début de l’Or du Ring. Cette construction va délibérément à l’encontre de l’idée dominante selon laquelle l’œuvre ouvrirait sur l’état originel de la nature où régnerait la pureté lumineuse de l’Or. Chéreau, Peduzzi ont voulu qu’il y ait une antériorité entachée, ce qui donnera ultérieurement la raison de l’impuissance de Wotan à dominer les événements préfiguré par la sarabande titubante de la fin de l’Or du Rhin. Cette décision de Chéreau n’est pas arbitraire, le monde du Ring est rongé par l’appétit de domination doublé par la passion de la possession matérielle (sinon quel sens aurait la volonté de conquérir l’Or?). Wagner, aussi bien que Chéreau s’interrogent avec raison sur ce que produit le monde de la technique, dont le capitalisme est l’agent efficient, émergeant violemment à l’époque de Wagner, se traduisant par les inquiétudes contemporaines chez Chéreau. Le barrage n’est donc pas là par hasard : «Cette chose sur le plateau qui peut être un barrage mais  qui peut être beaucoup d’autres choses: une construction menaçante, une machine de théâtre pour produire un fleuve, figure allégorique de ce qui aujourd’hui produit de l’énergie». Conjurer cette malédiction de la domination de la technique sur la nature par le biais du capitalisme trouve son espérance dans la révolution sociale. Chéreau comme Wagner cèdent aux illusions de leurs époque et de leur milieu. L’avènement d’une humanité émancipatrice est l’horizon des révolutionnaires fréquentés par Wagner et du milieu intellectuel français des années 1970-80 dans lequel baignait Chéreau. Aussi les traces de ces croyances parcourent elles le Ring du centenaire, non selon l’orthodoxie marxisme en vogue à l’époque sous la houlette des Althusser, Rancière, Balibar, mais davantage à partir de la distanciation que l’attitude issue d’une critique de gauche en vigueur à l’époque, génère. Cette distanciation semble être essentielle à Chéreau. La distanciation par rapport au mythe traduit l’intention prêtée à Wagner : l’utiliser pour mettre en perspective les principes du capitalisme naissant – le pouvoir, l’exploitation – ce à quoi Chéreau ajoute une seconde distanciation : «Wagner voyait dans la révolution le moyen de libérer l’homme de la servitude de l’argent et de connaître le retour à la nature. Chéreau lui prête les idées qu’on attribue, dans une perspective marxiste, à la bourgeoisie quarante-huitarde : asseoir le pouvoir économique sur un fondement nationaliste.» écrit Nattiez. La conséquence de cette approche consiste à ouvrir une multitude de voies d’interprétations quant au sens de l’histoire que raconte le Ring mais aussi des sentiments et des émotions apportés par cette nouvelle mise en scène. La volonté de Chéreau est de donner à chaque moment sa signification singulière, mais à la condition d’être reliée à l’ensemble, avec le souci de laisser ouvertes les suites qui pourraient survenir dans la continuité du mouvement. Souvent joue l’effet de surprise, qui rejoint par là, fondamentalement, le mouvement de la musique servi par Boulez. Pour tous ces aspects est exemplaire le premier acte de la Walkyrie, plus particulièrement l’attention que Chéreau prête au rôle de Sieglinde, interprétée par Hannelore Bode de 1976 à 1978, et par Jeannine Altmeyer en 1979. Les deux interprètes ont témoigné dans l’ouvrage d’Élisabeth Bouillon, Le Ring à Bayreuth, de la précision avec laquelle Chéreau a rendu hommage à la conception que Wagner avait de Sieglinde, l’intelligence et la grandeur avec laquelle le personnage a été conçu. Tout le premier acte voit l’évolution des sentiments de Sieglinde, son bouleversement de la rencontre avec Siegmund, son implacabilité face à Hunding. C’est ainsi, mais ce qui frappe tout d’abord chez les deux interprètes, c’est la mise en valeur de leur beauté. Sieglinde est belle, de la beauté que la souffrance d’une existence brisée, mais qui résiste et revendique intérieurement encore et toujours pour elle-même. Hannelore Bode saisit parfaitement la démarche : « J’aime beaucoup chez Chéreau, le fait que ce grand amour n’apparaît pas tout d’un coup, dès le début, qu’au contraire tous deux soient sur la défensive, s’armant contre un amour naissant. Sieglinde est si dure : elle voit un étranger, elle reste en retrait. (…) Elle ne cesse de grandir durant tout l’acte.» La surprise est d’autant plus grande que Sieglinde juste avant l’arrivée de Hunding, donne un baiser furtif à Siegmund pour signifier que, désormais la suite leur appartient, aussi monstrueuse que soit la situation : « Ce que j’ai trouvé extraordinaire, aux premières répétitions, c’est qu’elle embrasse Siegmund avant l’arrivée de Hunding. C’est très osé, et cela prouve quelle femme courageuse et exceptionnelle elle est» ajoute Hannelore Bode. Car Hunding est un monstre, admirablement rendu par Matti Salminen. Son expression de suspicion, de sentiment de supériorité, de contentement de soi, de brutalité, prête à surgir, dans le regard, incarne l’image accomplie de l’ignominie humaine. Et pourtant Sieglinde ne tremble pas. Du fond de son humiliation demeure le courage, l’appétit de vivre que la venue de Siegmund, qui, lui, reste dans son éblouissement premier face à elle, fera surgir. «Un autre moment que j’aime particulièrement est la fin de la deuxième scène, après le discours de Siegmund: c’est un passage très délicat à mettre en scène, ici particulièrement réussi. Hunding m’a saisie brutalement par les mains et ordonné de sortir. Je recule à travers toute la scène, en marquant des temps d’arrêt, et il avance et s’arrête en même temps que moi, sans me toucher, mais sa seule présence est une menace. Et pourtant je veux dévoiler la présence de l’épée et je cours à l’arbre », se souvient Jeannine  Altmeyer. Chéreau fait preuve d’une grande intuition de ce que sont les êtres, c’est un atout majeur pour une mise en scène réussie. C’est un discernement qu’il porte à notre conscience. Son Ring, en multipliant des intelligences de l’ordre de Sieglinde, révèle des aspects, peur être insoupçonnés de Wagner lui-même. Ce qui pourrait le laisser à penser, c’est le regard qu’il porte sur Siegfried, duquel Wagner persiste à faire le héros attendu par l’humanité. Chéreau reprend la conception qu’André Glucksmann se faisait de Siegfried, et qui correspond de près ou de loin à ce qu’envisageait Wagner « Siegfried est assimilable au héros prolétaire sauvant l’humanité dans les idéologies révolutionnaires, c’est à dire qu’il regroupe en lui tous les mythes de sauvetage de l’humanité». Ce qui nous ramène au climat de l’époque, les consciences considérant l’avènement d’une révolution comme solution possible aux vicissitudes du temps. Ce mélange d’innocence, de naïveté, de brutalité (Chéreau parvient à rendre à l’arrachage de l’anneau sur Brünnhilde l’aspect d’une mutilation), de violence (le meurtre de Mime ne s’imposait pas, ce dernier est plus pitoyable que véritablement dangereux), fait de lui un sot, plutôt qu’autre chose. «Le rôle est mal écrit, c’est tout.» dit Chéreau. Ce qui aboutit à ce que la marche funèbre, plutôt qu’être illustrée par le cortège, par la lente procession du cadavre habituelle, est totalement sublimée par Chéreau. Siegfried est mort, le rideau tombe, le cadavre est au-devant de la scène, comme expurgé du lieu de représentation de son assassinat, il n’est plus qu’un pauvre corps abandonné sur un chemin. Entrent alors deux femmes, plutôt des paysannes du XIXème siècle, modestes. Ensuite, par petits groupes des anonymes entrent sur la scène, jusqu’à former une foule, s’amassant autour du corps, comme par curiosité, le dissimulant au public, Enfin, quand l’orchestre célèbre la magnificence de Siegfried, la foule se tourne vers la salle. Les visages des femmes, des hommes, pensifs, expriment un sentiment mêlant l’incrédulité, la tristesse, la fin de la promesse d’un rêve d’un monde meilleur, auquel en fin de compte il valait mieux ne pas y croire. Siegfried n’aura été qu’un pauvre être semblable à eux. Cette perspective change radicalement toute la fin du drame. Brünnhilde ne souligne les contradictions de Siegfried que pour mieux mettre en avant la duperie de Wotan qui n’a utilisé Siegfried que pour s’assurer un pouvoir définitif sur toutes choses. Dans son vaste vêtement blanc, toujours à la limite de s’y emmêler Brünnhilde persiste dans son illusion jusqu’à la fin : voir en Siegfried  »son sublime héros », jusqu’à entraîner son cheval Grane jusque dans les flammes, suivi des exclamations finales : « Siegfried ! …Siegfried !… Vois !… Ta femme te salue avec béatitude !… au lieu de nous donner le sentiment de sublime voulu par Wagner, Chéreau nous invite à réaliser que tout cela n’a été qu’un monde de dupes, et de n’en être que plus éblouis. Ainsi, du barrage de l’Or du Rhin à la scène finale du Crépuscule des Dieux, nous sommes conduits à reconsidérer ce que ce cycle signifie, tout en gardant l’esprit dans lequel Wagner l’a conçu, c’est à dire des cheminements liés à la mythologie germanique et sa part d’allégorie énigmatique, l’imprégnation du désir révolutionnaire et la critique d l’esprit mercantiliste. Mais Chéreau nous délivre en partie, avec le recul, des illusions marxistes de l’avenir d’une société meilleure qui régnait dans les années où se Ring a été conçu. Car lui-même, tout en gardant une forme d’esprit contestataire et critique de la  »société bourgeoise », se détourne des solutions toutes faites fondées sur les certitudes du marxisme ambiant. Siegfried n’est qu’en partie présenté comme un héros révolutionnaire, mais Siegmund et Sieglinde sont des sortes de marginaux voués à la tragédie. Wotan fait l’expérience de l’échec auquel conduit la volonté de domination et de pouvoir, Brünnhilde est la femme sacrifiée aux illusions de l’amour, et au règne d’une société patriarcale. Être conscients de ces traits du temps ne conduit pas pour autant à en faire la caractéristique de cette Tétralogie. Elle est d’abord singularisée par la densité de chaque individualité. L’incarnation de tous les personnages est inoubliable et bouleversante d’humanité, tout au moins de l’humanité par laquelle Wagner les caractérise, autour du thème de l’amour. Mais manquera aux personnages de la Tétralogie, à notre sens, des traits de bontés qui auraient pu parachever la grandeur du drame. Et ainsi, peut-être éviter à l’œuvre les déboires qu’elle subira par bien des mises en scène à venir. Celle du centenaire de la naissance de Wagner, mise en scène à Bayreuth par Frank Castorf sera inaugurale d’une conception strictement politico-historico-sociologique, prétendument dénonciatrice de ce qui est et ‘’injuste’’ et ’’pernicieux’’ dans le monde contemporain. Ce seront les personnages de la Tétralogie qui feront les frais d’une telle conception à la petite semaine ; ‘’Quand les filles du Rhin se font substituer leur trésor, elles téléphonent à Wotan qui leur raccroche au nez : il est trop occupé à coucher dans le même lit avec sa femme Fricka et sa belle-sœur Freia — la vidéo permettant de prolonger la scène par des gros plans et de la compléter par des actions parallèles’’ décrit Christian Merlin dans l’Avant-Scène Opéra Le Ring nouveaux regards . Ou encore dans Diapason Hugues Mousseau : « La dérision potache par laquelle Tcherniakov s’emploie – exception faite du Récit du Songe de Hagen – à saper la force de la dramaturgie wagnérienne ne serait point si grave si elle ne liquidait froidement allusion et poésie ». Ce ne sera qu’un prélude à ce qui suivra jusqu’à nos jours en matière de mises en scène. . Et pour la dernière édition de Bayreuth Emmanuel Dupuy écrit « Adieu Nibelungen, géants et naïades. Valentin Schwarz a choisi de centrer le nouveau Ring présenté cet été à Bayreuth sur les interactions familiales, tournant le dos au mythe comme aux relectures politiques.( …) Il faudrait des pages entières pour décrire dans le détail les multiples réinterprétations auxquelles se livre Schwarz ; ses incohérences aussi. Mais que nous disent elles vraiment ? A la longue cette démystification systématique finit par instaurer un sentiment de superficialité gratuite. » Le courage, la dignité, la fragilité existentielle des personnages wagnériens laissent la place à la méchanceté et à la médiocrité de tout un chacun, afin, sans doute, dans les méandres des esprits de ces metteurs en scène, que le public s’y reconnaisse. Espérons que cet effondrement de la représentation n’est pas le signe avant-coureur d’un effondrement généralisé d’une civilisation devenue exsangue. Les frères Goncourt écrivaient sur fond de lassitude désabusée la chose suivante : « La sauvagerie est nécessaire, tous les quatre ou cinq cents ans, pour revivifier le monde. Le monde mourait de civilisation. Autrefois, en Europe, quand une vieille population d’une aimable contrée était convenablement anémiée, il lui tombait du Nord sur le dos des bougres de six pieds qui refaçonnaient la race. » Les dérives auxquelles se livrent les mises en scène contemporaines ne seraient elles pas l’expression d’une lassitude civilisationnelle? Une façon d’en finir avec les valeurs qui ont irrigué toute la culture européenne durant des siècles ? Le travail de Patrice Chéreau n’en reste que plus précieux, afin, justement, de provoquer un nouvel élan.

Michel Olivié

Merci à Didier Chatainier d’avoir fait un compte-rendu de la Tableau ronde sitôt après qu’elle ait eu lieu.  Le voici complété par les extraits de vidéo projetés lors de la table rond comme support aux échanges.

CHEREAU, un OVNI au Ring
A l’origine, Wolfgang WAGNER confie à Pierre BOULEZ la direction du Ring pour les années 1976 à 1980. Ce dernier contacte, suite aux renoncements d’autres metteurs en scène, Patrice CHEREAU qui est un homme de théâtre qui ne connaît rien à la musique, au solfège, à l’opéra … et qui ne connaît pas l’œuvre de Wagner ! Chéreau accepte !
CHEREAU travaillera à la mise en scène du Ring avec ses collaborateurs habituels : Jacques SCHMIDT pour les costumes et Richard PEDUZZI pour les décors.
CHEREAU considère Bayreuth comme un atelier de création et les années 1976 et 1977 comme des approches destinées à évoluer au fur et à mesure et, : à ce titre, à partir de 1978 peu de changements interviendront dans la mise en scène jusqu’à la dernière représentation de 1980.
Il décide d’utiliser la mythologie pour parler de son époque faisant de Wotan «le capitalisme naissant». C’est la raison pour laquelle CHEREAU prend l’option d’une mise en scène XIXème siècle – période de l’industrialisation européenne.
Patrice CHEREAU n’a pas «de méthode, il travaille d’instinct» (Julien Centrès).
CHEREAU estimant que Richard WAGNER est un comédien génial souhaite des chanteurs-acteurs (1) . En effet, avant CHEREAU les chanteurs chantent mais n’interprètent pas, ne jouent pas leurs rôles.
La particularité de cette mise en scène c’est la capacité de CHEREAU à servir l’histoire sans trahir l’œuvre dans son déroulé. Pour CHEREAU, «la musique, c’est du théâtre». Estimant, à l’instar de Richard WAGNER qui fut très déçu des chanteurs qu’il trouvait trop statiques lors de la première représentation du Ring à Bayreuth, CHEREAU a opté pour une mise en scène qui laisse la place aux déplacements et au langage du corps. Pour CHEREAU, WAGNER c’est plus que de l’opéra, plus que du théâtre, plus que de la musique .

TRADUCTION DE CES APPROCHES DANS :
 

RHEINGOLD :

Ce qui impressionne et provoque le courroux des spectateurs de 1976, c’est le barrage sorte de barricade sur laquelle sont juchées les filles du Rhin habillées en «prostituées».
CHEREAU estime que les architectures doivent être importantes pendant toute l’oeuvre.
Le décor fait partie intégrante du jeu d’acteurs et ceux-ci évoluent dans la totalité du décor.
RHEINGOLD donne naissance à une controverse jamais tranchée sur la responsabilité de Wotan ou/et Alberich dans la dérive du monde industriel (2).
CHEREAU a modifié le décor de la scène finale, délaissant l’arc en ciel et le château juché sur la colline.

Extraits de l’Ord du Rhin :

    Alberich

  Filles du Rhin

WALKYRIE :

Dans cet opéra, le langage corporel est exalté même lorsque les chanteurs ne chantent pas.
La gestuelle est accentuée afin de permettre aux spectateurs les plus éloignés de la scène d’avoir accès aux expressions des acteurs-chanteurs. Il en résulte que d’une représentation à l’autre le jeu des acteurs rendait plus ou moins émouvante, plus ou moins habitée l’interprétation du personnage.
CHEREAU estime que Siegmund est le seul être totalement libre de l’Anneau, trop libre :…dès lors qu’il ne sert plus l’intérêt de Wotan, celui-ci le tuera. La mort de Siegmund serait peut-être le symbole de la fin des idées révolutionnaires, des utopies de Wagner qui a connu Bakounine sur les barricades à Dresde.
Le décor de la chevauchée des Walkyries, du cimetière et du rocher – considéré comme totalement inutile – sera abandonné au profit d’un décor ressemblant à l’ÎIe des Morts d’Arnold Böcklin (5 tableaux entre 1880 et 1886).

Extraits de la Walkyrie

Hunding

Brünnhilde

SIEGFRIED :

Pour CHEREAU, Siegfried est la marionnette de Wotan. C’est un être instinctif, stupide, l’idiot du village, insouciant, le fou du Moyen-Âge.
Pour un des participants, cela pourrait manifester le rejet des idées marxistes par CHEREAU lui-même après y avoir adhéré.
Pour d’autres participants, le rôle de Siegfried est inutile, mal écrit et aurait très bien pu être interprété par Wotan qui le dirige.

LE CREPUSCULE DES DIEUX :

Le jeu d’acteurs met en évidence la superbe de Siegfried qui prend de haut Hagen. Siegfried est déjà subjugué par Gutrune : faut-il y voir l’esprit de séduction et de conquête des hommes ?
Chez CHEREAU, l’éloge de l’instinct est toujours suspect.
La robe de Brünnhilde s’inspire de l’Albatros de Baudelaire qui avance vers son tragique destin.
Le jeu d’acteur de Siegfried montre un personnage brutal, sauvage qui peut tuer sans raison valable.
L’enlèvement de Brünnhilde se déroule dans le décor de l’île aux morts qui confère plus de force, d’émotion et de dramaturgie à cette scène.
Lors de la marche funèbre, le corps de Siegfried est exposé, ignoré par le peuple qui se retourne vers les spectateurs : exprime-t-il la disparition des idéaux marxistes de CHEREAU ? la disparition du monde ouvrier ? la disparition de l’ère industrielle ?  l’angoisse de l’avenir ?

Extraits du Crépuscule des Dieux

Hagen Siegfried

  Hagen Siegfried

Marche funèbre

(1) Cf. Page 66 du Journal de Chéreau
(2)Cf. Le tract distribué par le Comité d’Action de l’oeuvre de Wagner fustigeant la mise en scène de Chéreau, d’autres estimant 2
qu’il ne faut pas connaître la scène des Normes dans le Crépuscule des Dieux, faute antérieure à la malédiction d’Alberich.

Merci aux organisateurs de cette table ronde, merci à Julien Centrès,  Jean Jacques Cubaynes, Christiane Blemont et Michel Olivie qui a magnifiquement dirigé cette table ronde et bien sûr merci à Anne Elizabeth Agrech pour tout ce qui est technique.

Didier Chatainier

Julien Centres et son auditoire

Nikolai Schukoff est Tristan

Un nouveau Tristan s’est levé depuis la scène de l’opéra national du Capitole de Toulouse

Par Daniel Martinoles, pour le Cercle Richard  Wagner de Toulouse Occitanie

Alors que les Cassandres montrent du  doigt un ciel opératique obscurci par les difficultés financières de certaines maisons d’opéras, fragilisées par la crise économique mais aussi par les choix de leurs directeurs artistiques, la scène toulousaine affiche une vigueur insolente et déconcertante, eu égard aux productions récemment montées et aux succès unanimement rencontrés (que ce soit du côté des récitals, ou même des opéras jugés « difficiles » tel le récent Wozzeck.)

Parmi ces incontestables réussites, qui hissent cette scène au tout premier plan, nous devons nous attarder un peu plus sur la naissance d’un nouvel interprète du rôle de Tristan, dans le chef d’œuvre wagnérien « Tristan und Isolde », en la personne de Nikolaï Schukoff.

Né à Graz en 1969, Nikolaï étudie le chant à Salzbourg, puis commence une carrière internationale (New-York, Vienne, Berlin, Munch, Paris, …) qui l’a notamment conduit, depuis 2010, vers les rôles wagnériens: Parsifal, Erik, Siegmund, Lohengrin et, tout récemment : Tristan.

Nikolaï a récemment confié à la presse qu’il affectionnait ce rôle, tout comme celui de Parsifal , pour reprendre ses termes : « tous les deux sont des orphelins.  C’est quelque chose qui me touche beaucoup. C’est passionnant de travailler sur une telle fracture. Il y a cinq ans, j’étais en répétition de Parsifal à Berlin lorsque j’ai perdu ma mère. J’étais évidemment très triste lorsque j’ai repris les répétitions. Je me suis alors rendu compte combien en fait j’étais connecté avec le personnage. J’arrivais à lui donner le fond de mon âme. Des rôles pareils vous permettent de faire un travail personnel très profond. »

Soulignons ici que cette occasion lui a été donnée par Christophe Ghristi, actuel directeur artistique de l’opéra national du Capitole, et qui, en quelques années a réhaussé cette maison d’opéra à la place prééminente qu’elle avait perdue. Fort d’une culture et d’une passion pour les artistes rares, mais aussi doué d’une acuité exceptionnelle, Monsieur Ghristi a proposé Tristan und Isolde au même cast que celui qui avait été engagé pour le Parsifal dernier.

Effectivement , après les représentations de Parsifal en 2020, Frank Beermann, Sophie Koch, Nikolaï Schukoff, Matthias Goerne et Pierre-Yves Pruvot ont demandé à poursuivre leur géniale collaboration au Capitole. Après un temps nécessaire de réflexion, « la vista » et la connaissance des chanteurs et des voix, ont conduit tout naturellement Monsieur Ghristi à proposer, dans un éclair de génie, Tristan und Isolde.

Ayant déjà refusé Tristan par trois fois, bien qu’il soit un sommet qui fasse rêver notre cher ténor, voilà que le moment choisi par Christophe Ghristi se trouva donc être le bon moment pour Nikolaï, idéalement entouré de partenaires de choix, faisant eux-aussi leurs prises de rôles dans cet opéra et dans une maison pour laquelle toutes les autres conditions étaient réunies. Avoir comme partenaires Sophie Koch et Matthias Goerne notamment …quel bonheur !… d’autant plus que la direction de Frank Beerman avait été exceptionnelle dans le Parsifal toulousain.

Les retours que j’ai eu des répétitions scène/orchestre promettaient un spectacle de très haute qualité, au vu de l’engagement et de la préparation de tous.

Ayant personnellement assisté à toutes les représentations au Capitole, je puis avoir un regard assez synoptique et critique (bien que je déteste ce mot), d’autant plus que la semaine précédente je « tristanisais » à Vienne (Schager/Stemme) après l’avoir fait à Naples… obsédé par cette œuvre monumentale que j’ai écoutée en boucle plusieurs centaines de fois pendant 5 ans…

Retournons à notre propos initial : Dès la première, ce ne fut qu’ovations, dithyrambes et louanges concernant Nikolai Schukoff, qui, en sus (il faut ben l’avouer), de posséder le physique parfait pour le rôle, l’incarnait par une technique et une présence incroyables.

Sophie Koch Nikolai Schukoff  © Mirco Magliocca)

« Incarnation » est bien le mot approprié pour cette formidable prise de rôle tant cette interprétation était charnelle, sensible, et humaine. Le fait d’avoir rendu ce Tristan si humain, dans ses souffrances notamment, nous le fait sentir d’autant plus proche de nous, et , partant, nous permet de « souffrir avec » plus facilement.

  Nikolai Schukoff  © Mirco Magliocca)

Dès son entrée, la posture héraldique, l’épée, le costume, nous font penser à ces héros wagnériens qui ont peuplé le Bayreuth wielandien…mais là, fort heureusement, point de déclamation, aucune émission forcée, aucune gestuelle surannée,…juste une présence, touchante, humaine, et charnelle.

Que dire sur « O sink hernieder Nacht » ? une attaque d’une douceur et d’un détachement incomparables, Novalis aurait adoré ! Ce chant montant lentement ainsi que les colonnes orchestrales, diaprées et mouvantes (et émouvantes !) grâce à la direction kleibérienne de maestro Beerman.. . quel souvenir !

Une émotion jusqu’aux larmes lorsqu’arrive aussi le « So starben wir, um ungetrennt », telle une immense arche s’élevant au-dessus de l’orchestre, grâce à un legato parfaitement tenu, et ici aussi parfaitement en accord avec la direction orchestrale.

Un cran au-dessus encore: l’acte trois !

Pierre Yves Pruvot  Nikolai Schukoff  © Mirco Magliocca)

Quand bien même aucune retenue, aucune économie de moyens ne furent jamais décelables ni au 1 ni au 2 (à l’opposé de moult Tristans…), Nikolai n’a jamais paru ni fatigué, ni amoindri dans ses moyens.

Quelle énergie et quelle présence (déjà souligné par un critique musical) dans « Verfluchte Trank »… un trémolo dans la voix, touchant, et si humain…à l’opposé des monolithiques Helden.

Cet acte commençant d’ailleurs de façon assez prenante par une voix « blanche », comme sortie des limbes, comme encore dans le « In das Land das Tristan meint »… bravo l’artiste !

Tout fut à l’avenant, les quatre représentations durant, jusqu’à la dernière.

La fameuse dernière où les chanteurs ne purent être avertis qu’au dernier moment de l’absence d’orchestre (mis à part le cor anglais de Gabrielle Zaneboni)… Et quelle occasion rare alors de prendre une loupe virtuelle auditive pour entendre ce chant, mis à nu, car uniquement accompagné au piano.

Ici encore : tout ne fut que justesse, chair sur chair, souffrance sur souffrance !

Mention particulière à cette belle assurance et à cette générosité qui font les chanteurs d’exception.

Force est de constater qu’un triple pari fut gagné par la maison toulousaine : celui d’avoir rendu un Tristan und Isolde d’exception, celui de l’avoir réalisé avec des prises de rôles et celui d’avoir pu le présenter coûte que coûte, tel un recueil de Lieder (pour la dernière, marquée par la grève).

Après l’avènement, voire l’épiphanie lyrique, de ce Tristan d’exception, Nikolai Schukoff, 54 ans, nous régalera sans doute un jour avec Walther, Siegfried, et, pourquoi pas Tannhäuser, qui est semblable voire plus difficile que Tristan.

Il nous a donné un Tristan humain, franc, désarmant, sensible, touchant et si proche de nous, à l’opposé des incarnations de l’autre « monstre wagnérien » sur lequel il faut toujours compter : Andreas Schager, entendu à Vienne 3 jours avant la première de Nikolai au Capitole…car oui, il existe (fort heureusement) plusieurs façons d’interpréter un rôle opératique. Pour ma part, je n’ai jamais été trop conquis par le Helden tonitruant et déclamant sans ciller ces airs qui passent alors au-dessus de nous mais pas en nous.

Après Toulouse, nous aurons le plaisir de l’entendre à Barcelone dans Parsifal avec René Pape et Matthias Goerne, puis à Berlin dans l’opéra Salomé  (il chantera Hérode après avoir été Narraboth dans la même production).

Je termine cette modeste contribution en soulignant une fois encore que non, l’opéra ne va pas mal, n’en déplaise à certains qui voudraient l’enterrer avant l’heure…il suffit « juste »  de mettre les bonnes personnes aux bons endroits et tout miracle est encore permis.

Höchste Lust !

Daniel MARTINOLES

Facebook : www.facebook.com/daniel.martin90834776

Les rendez-vous de mars 2023 : Tristan et Isolde

A l’occasion de la  reprise au Capitole de Toulouse de 

Tristan et Isolde de Richard Wagner

dans une mise en scène de Nicolas Joël ,

le Cercle de Toulouse fête ses trente ans d’existence

avec le programme suivant

Le samedi 4 mars 2023 à 10h30

à l’Hôtel d’Assézat, 

Salle Clémence Isaure

conférence de

Jean-Jacques Velly

« De l’amour passion  au nirvana dans Tristan »

Entrée libre