Château de Montségur : le Monsalvat de Richard Wagner
(photographie B. Rieger)
La forteresse de Montsalvat, qui fut bâtie par Titurel afin d’en faire un sanctuaire pour accueillir la Lance qui blessa le Christ et la Coupe qui reçut son sang, tous deux descendus du ciel par des Anges sur l’ordre de Dieu, ce dernier soucieux de faire barrière au Mal grandissant sur terre, abrite à la fois une extrême douleur et une extrême joie, la plaie d’Amfortas parasite l’attention à la Sainte Coupe. De partout vinrent des hommes bons afin de la servir et de la protéger, les chevaliers du Graal. Seuls, leur bonté et leur courage leur permirent de trouver le chemin de la forteresse. C’est ainsi que le récit de Gurnemanz, au premier Acte de Parsifal, rend compte du présent angoissant de la forteresse.
La plaie d’Amfortas empeste tout le lieu : « Bouche maudite et purulente, contagieuse ! Montsalvat est comme le fruit qui pourrit par le cœur. » écrira Julien Gracq dans Le Roi Pêcheur. Impardonnable a été la soumission d’Amfortas à la tentation de la chair. Séduit par Kundry, sa vigilance faillit et Klingsor lui infligea cette terrible blessure avec sa propre lance, la lance du jour de la Passion.
Le sanctuaire du Graal dépérit et s’effondrera à moins qu’un sauveur ne survienne, Parsifal est celui-là. Souffrance ici-bas et, pour s’y soustraire, espérance en l’au-delà est le thème qui parcourt tout le drame musical de Wagner. En cela Wagner rejoint l’esprit du christianisme. Le dévoilement du Graal du premier Acte de Parsifal s’ajuste avec le mystère chrétien de l’Eucharistie.
Dans le monde occidental, la célébration de l’Eucharistie est une des significations les plus hautes de son sens. La Crucifixion, précédée par la Cène, est l’évènement majeur de son histoire, transfiguré sous la forme de l’Eucharistie, influençant tout le devenir historique, tous les domaines artistiques, toute la vie de l’esprit, jusqu’à nos jours.
« Quand l’heure fut venue, Jésus se mit à table avec les apôtres et leur dit ‘’j’ai vivement désiré manger cette pâque avec vous, avant que de souffrir. Car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à son accomplissement dans le royaume de Dieu’’. Prenant alors une coupe, il rendit grâce et dit : ‘’Prenez-là et la partagez entre vous. Car je vous le dis, je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne, avant que le règne de Dieu soit venu.’’ Puis il prit du pain, rendit grâces, le rompit et le leur donna en disant : ‘’Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi.’’ Il fit de même pour la coupe, après qu’ils eurent soupé, disant : ‘’Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous.’’ Evangile de Luc, 22.
La simplicité de la Cène rejoint celle de la Nativité. Les deux sont des épures. Les apôtres sont unis humblement dans un même geste, dans une même foi, un même amour, une même joie. De là toute une humanité prendra son essor, se reconnaissant dans une fraternité invincible. Le repas du Jeudi Saint ouvre à la lumière du Salut, infiniment répercutée dans la répétition de la Parole et du rite. Le « faites ceci en mémoire de moi » résonnera au travers de la célébration eucharistique pour les millénaires à venir. S’installe ainsi un mémorial porteur d’une Parole disant que la mort-résurrection du Christ est l’annonce de notre rachat du péché originel et de notre salut éternel.
Néanmoins entre la Passion et l’Eschatologie se situe le temps de l’Attente et de l’Espérance. Une promesse a été faite, elle est rituellement commémorée chaque jour, chaque heure, chaque instant, mais elle n’est pas moins vécue sur le mode de l’absence de sa source même. La Trinité s’est manifestée puis s’est retirée, laissant les hommes absolument libres de leur existence et de la façon dont ils veulent et peuvent l’interpréter. Ils construisirent alors un monde saturé de témoignages de la croyance en cette espérance.
Nous devons à Chateaubriand, avec son du Génie du christianisme, la dernière tentative sérieuse pour donner du sens au devenir de l’humanité. Dans cet ouvrage, Chateaubriand reprend les idées fondamentales du christianisme et montre comment la doctrine chrétienne a enrichi tous les domaines du monde occidental. Il met d’abord en avant les principes fondamentaux enseignés par la Bible et les Evangiles.
Ce que nous disent fondamentalement les Ecritures Saintes concerne le péché originel. « Il explique l’homme » dit Chateaubriand. « Sans l’admission de cette vérité, dit-il, connue par tradition de tous les peuples, une nuit impénétrable nous couvre. Comment sans la tache primitive rendre compte du penchant vicieux de notre nature, combattu par une voix qui nous annonce que nous fûmes formés, pour la vertu? Comment l’aptitude de l’homme à la douleur, comment ses sueurs qui fécondent un sillon terrible, comment les larmes, les chagrins, les malheurs du juste, comment les triomphes et les succès du méchant, comment dis-je, sans une chute première, tout cela pourrait-il s’expliquer ? »
L’implacable malheur qu’est le destin humain trouve sa cause dans la ‘’désobéissance’’ d’Adam et Ève au paradis. L’évènement lui-même est un premier mystère de la doctrine, toute représentation ne peut qu’être qu’approximative. Mais tous les aspects majeurs du christianisme sont auréolés de mystère. C’est la marque même de l’esprit humain que de buter en permanence sur ce qu’il ne peut expliquer. L’essentiel est de ne pas heurter son sentiment par des représentations qui iraient à l’encontre de ce qu’il peut admettre sans contradictions. Tel est le sens de la foi. Rien, dans la doctrine chrétienne, ne va à l’encontre de notre propension à la moralité qui constitue le fond de notre être.
Admettre que la condition humaine s’éclaire par la décision originelle de Dieu de chasser Adam et Ève du paradis explique la détresse qui accompagne l’homme depuis la faute originelle. Mais il y a en l’homme une persistance dans l’espoir qui ne peut s’expliquer que par l’intuition d’un Dieu qui ne pourra pas l’abandonné totalement. D’où l’avènement d’un Sauveur qui, par son supplice, son sacrifice est venu apporter l’espérance aux hommes. Ici aussi, pourquoi fallait-il que le Christ endure le supplice de la croix est un mystère. L’eucharistie signifie donc ceci : un mal habite l’homme sur terre, et il est voué à la mort dans un temps bref, néanmoins, par la communion, il garde l’espoir de regagner le paradis perdu.
L’essentiel de tout ceci est préservé dans Parsifal. Ce qui fait de Wagner l’actualisateur de la doctrine chrétienne, il a compris que cette doctrine contenait une signification majeure pour tout homme s’interrogeant sur sa condition existentielle. Peu importe, alors de savoir s’il a suivi ou non le dogme dans son orthodoxie. Il s’agissait bien de donner toute son ampleur au mystère de l’eucharistie, à la signification de la venue d’un Sauveur afin de tirer l’humanité de son indignité, par le recours à la musique. Un exemple en est donné par Jean de Solliers dans le commentaire musical et littéraire du Parsifal de L’Avant Scène de 1982 : « On l’a souvent remarqué : le diatonisme et les accords parfaits colorent dans Parsifal les sentiments de foi confiante et de sérénité tandis que le chromatisme et les dissonances correspondent aux moments de trouble, de mal, de douleur. Mais il y a aussi des états intermédiaires : les consonances apparentes et qui sont en réalité des enharmonies (…). C’est ainsi que Wagner traduit les nuances les plus fines du sentiment religieux, où la confiance et l’anxiété se mêlent. Les mots ne pourraient nous faire pénétrer aussi loin dans l’ambiguïté du sacré. La musique de Wagner le fait, et c’est en quoi elle est profondément religieuse.»
Une autre remarque de Jean de Solliers nous conduit à nouveau dans la question centrale du christianisme. Si un Sauveur est venu tirer les hommes de leur errance et leur annoncer que la mort sera suivie d’une résurrection suivie de la vie éternelle, il n’en reste pas moins que tout reste à l’état de promesse, que la religion n’est jamais que la gestion des temps de malheurs équilibrés par l’Espérance. Ainsi à la fin de l’opéra le rôle de Parsifal se ramène à prendre la place d’Amfortas, et d’officier dorénavant à la cérémonie du Graal. Rien ne peut faire que la Chute initiale n’est pas eu lieu et que la totale félicité du paradis ne soit irrémédiablement entachée. Ce que remarque Jean de Solliers c’est que l’opéra se termine comme il a commencé, que nous sommes revenus comme au point de départ : « Et le rideau se referme lentement sur cette scène extatique, conclue par une grandiose cadence plagale qui est comme un geste bénisseur dans un doux accord de La bémol majeur, ton du début et de la fin de ce chef-d’œuvre unique.» Cette identité de ton signifie que pour les humains ne changent que les évènements placés dans le temps, mais que la substance de la condition humaine elle, ne change pas.
La musique composée par Wagner pour Parsifal fait que chaque action, chaque pensée, nées à Montsalvat ou hors de la forteresse, sont accompagnées par le sentiment musical en lien parfait avec eux. La musique peut murmurer lors du dévoilement du Saint Sacrement, lors des tranquilles paroles de la Cène, habiller le rayonnement du Vendredi Saint, aussi bien accompagner le chagrin d’Herzeleide ou l’horrible souffrance d’Amfortas ou les profonds grondements de la magie noire de Klingsor.
Mais toujours domine la sévérité que supposent les thèmes de la garde du Graal, de l’espérance en le Sauveur, de la Rédemption. Si « Ici temps devient espace », le déroulement d’un temps linéaire gouverne toute l’histoire. Les vertus théologales foi, espérance, charité en sont la chronologie. Que Wagner en change l’ordre : charité, foi, espérance fait advenir quelque chose de profondément nouveau : l’idée d’une compassion universelle, non seulement envers les humains, mais également pour la nature, les animaux et les plantes. Tout ce qui vit et meurt est soumis à cette mystérieuse étrangeté d’avoir été un moment sur terre et de disparaître à tout jamais. Nous comprenons alors pourquoi, lors des premières représentations de Parsifal, des applaudissements frénétiques accompagnaient l’apparition des Filles-Fleurs, au grand scandale de l’assistance suivant à la lettre les recommandations de recueillement prescrites par le Maître, mais qui venaient de Wagner lui-même, depuis sa loge.
Est-ce au corps défendant de Klingsor que le jardin qui apparait lorsqu’il fait disparaitre son château, soit un tel déferlement de fleurs en terrasses ? ‘’Un jardin magique qui remplit toute la scène. Végétation tropicale, fleurs splendides et luxuriantes.’’ disent les didascalies. Fleurs parmi les fleurs, embaumantes, les Filles-Fleurs. Fleurs car cueillies au printemps par Klingsor, elles fleurissent au soleil de l’été, ce qui signifie qu’elles se fanent et périssent à l’automne.
Mais filles aussi. Leur spontanéité et leur sincérité attestent de leur innocence. Elles sont toutes entières dans leur instant, il n’y a qu’une spontanéité joyeuse. Elles simulent la séduction bien plus qu’elles ne s’y livrent. Elles se contentent de virevolter autour de Parsifal sans jamais s’approcher véritablement. Sauf une fois, redevenant femmes le temps d’être repoussées par Parsifal. Elles ressemblent plus à des papillons hésitant d’une fleur à une autre, qu’à des femmes charmeuses.
Car ce sont des êtres à peine réels, Parsifal ne peut les identifier à la fleur ou à la femme. On les verrait plus évanescentes que vraiment incarnées. Comme les fleurs, leur seule justification est d’être là, dans l’instant. Leur sentiment est aussi changeant que leur composition, elles passent de la déploration de leurs ’amants’, occis par Parsifal, pour subitement tomber éperdument amoureuses de lui, pour finir par le traiter tout aussi subitement de lâche, de vilain, de fou.
Tout se passe comme si leur découverte du monde, avec ses réalités et ses subtilités, venait de se faire, et qu’elles expérimentaient un peu au hasard. Non, elles ne sont pas de ce monde, elles aussi relèvent du mystère, peut-être plus profond que celui de la religion, plus proche de notre expérience aussi. Avec une extrême justesse, Jean de Solliers, dans son commentaire, dit que le chromatisme musical qui accompagne ‘l’échec de la séduction’, exprime la compassion de Wagner « pour les êtres qui souffrent, surtout ceux qui sont proches de la nature.» Ni la religion ni l’existence ne peuvent cerner les Filles-Fleurs, pas plus que les sortilèges de Klingsor. Elles sont peut-être des entités du Paradis dans lequel Parsifal serait entré par inadvertance. Tout le sens de l’opéra s’en trouverait alors changé.
Ce ne serait pas le long baiser de Kundry qui inclinerait la signification ultime de tout le drame, qui révélerait la bouleversante vérité de la compassion à Parsifal, mais son bref passage par la vérité du paradis (moins de dix minutes) lieu de l’expérience d’un bonheur immédiat, total, éternel, aussi innocent que l’existence animale. Wagner en a voulu autrement, il a rejoint la grandeur de la foi, de l’espérance et de la charité, le paradis n’étant plus qu’une ombre dans le lointain. Mais il a voulu l’épisode des Filles-Fleurs.
En 1875, deux années avant que Wagner ne se mette à la composition de Parsifal, Zola publiait La faute de l’abbé Mouret. Jeune prêtre de vingt-cinq ans, l’abbé Mouret vit intensément son appel religieux, contrecarré par la passion que lui inspirent les puissances de la nature. Ce conflit finit par avoir raison de sa santé, et son oncle le docteur Pascal le soigne et le conduit, pour sa convalescence dans un domaine en parti laissé à l’abandon : le Paradou, figure d’un paradis terrestre, où la végétation règne à profusion. Là vivent Jeanbernat et sa nièce Albine. Serge (l’abbé Mouret) et Albine finissent par vivre un amour fou semblable à deux nouveaux Adam et Ève. Mais le frère Archangies exige que le prêtre rejoigne sa paroisse. Albine comprend que son amant ne reviendra plus et se suicide en s’asphyxiant du puissant parfum des fleurs cueillis au Paradou et rassemblées dans sa chambre.
« Alors, elle chercha des violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu’elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les œillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant des gerbes géantes d’œillets blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d’œillets rouges, pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore des quarantaines, les belles de nuit, les héliotropes, les lis ; elle prenait à poignées les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes à peine à l’air du soir ; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis comme des paquets de roseaux. (…) le lit n’était plus qu’un grande floraison. Cependant les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout ; elle ne regardait même pas où elles tombaient; la console, le canapé, les fauteuils en reçurent; un coin de lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage, qui faisait des mares dans les trous du carreau. (…) Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l’endormit lentement, très doucement. »
Ces fleurs qui firent mourir Albine, nous les retrouverons quelques années plus tard dans le jardin enchanté de Parsifal. Eternellement les mêmes.
Chez Zola comme chez Wagner nous rencontrons deux ontologies, celle du divin et celle de la nature. Elles semblent s’affronter dans un antagonisme farouche, tant les aspects de l’un et de l’autre semblent inconciliables. A l’ascétisme religieux répond le débordement profusionnel de l’autre. A la culpabilité répond l’innocence, au sacrificiel le bonheur de l’instant. L’esprit humain est bien incapable de débrouiller l’illusion d’entre les deux.
Michel Olivié
Pour conclure voici une illustration sonore avec les Filles Fleurs de la production toulousaine de Parsifal en janvier 2020 , mise en scène par Aurélien Bory et dirigée par Franck Beermann.