La vie de Richard Wagner racontée aux enfants

Voici une biographie simplifiée de la vie de Richard Wagner, que Bernadette Fantin-Epstein a souhaité nous faire partager, bien que la plupart des lecteurs de ce site n’appartienne plus au public auquel l’éditeur Nathan destinait ce petit album   dans les années 1950 .

Cette collection proposait aux enfants de 8 à 12 de découvrir au moyen de textes simples joliment illustrés, la vie de Chopin, Tchaïkovski et Mozart, tandis que les albums consacrés  à Paganini ,  à Grieg et   à  Wagner étaient destinés aux enfants de 8 à 14 ans.

C’est à Alexandre Hunt, ancien élève du conservatoire de Vienne, critique musical et fervent admirateur de Richard Wagner, familier du festival de Bayreuth que les éditions Nathan ont confié le soin de résumer la vie mouvementée de Richard Wagner. Il permet aux jeunes lecteurs de découvrir en quelques pages et de survoler la vie bouillonnante de Richard Wagner sans trop d’inexactitudes, excepté en ce qui concerne le décès de sa première épouse (morte de maladie cardiaque et non de chagrin) et le divorce de Cosima et d’Hans von Bulow qui ne fut pas une simple formalité.

Cet album comme tous les autres excepté celui relatif à Grieg a été illustré par André Dugo, un peintre et illustrateur hongrois, satiriste et auteur de livres pour enfants.

 

Jours d’enfance

Frédéric Wilhelm Wagner, employé à la mairie de Leipzig, était mécontent. Napoléon Bonaparte lui avait intimé l’ordre d’organiser des forces de police pour assurer la sécurité des troupes françaises stationnant en Saxe. Les peuples d’Europe en général et les Allemands en particulier étaient prêts à se rebeller et Wagner n’était pas satisfait de la tâche qu’il devait assumer.

Monsieur Wagner n’aimait ni les soldats ni les batailles. C’était un aimable petit homme, qui préférait à tout le théâtre. Ses meilleurs amis étaient des acteurs ou des auteurs de comédie, parmi lesquels Ludwig Geyer, étoile de la scène municipale. Wagner n’était pas riche et Johanna, sa femme, avait beaucoup de peine à élever convenablement ses huit enfants. Les conséquences de l’occupation française, s’ajoutant aux soucis et aux ennuis de la guerre, ruinaient peu à peu sa santé.

Le 22 mai 1813, un neuvième enfant vint augmenter la famille; il reçut les prénoms de Richard Wilhelm, mais, par la suite, ne fut plus connu que sous le nom de Richard Wagner. Les berceuses que lui chantait sa mère étaient interrompues par le bruit du canon et les rafales des coups de fusil. La bataille de Leipzig, l’un des combats les plus importants de cette époque, eut lieu en octobre et mit en quelque sorte fin à l’épopée napoléonienne; les armées françaises battirent en retraite et l’Empereur lui-même passa devant la maison des Wagner pour regagner les frontières françaises.

Une épidémie de typhoïde s’abattit sur la ville après le passage des armées et l’une de ses premières victimes fut Karl Wagner, le petit tabellion. Madame Wagner, ruinée, eût été dans une situation désespérée, si Ludwig Geyer, l’ami dévoué de son époux, n’était venu à son secours. Grâce à lui, deux de ses filles trouvèrent un emploi au Théâtre municipal et purent ainsi aider leur mère dans sa lourde tâche. Quelques mois plus tard, Madame Wagner se remaria avec Ludwig Geyer, et toute la famille partit s’installer à Dresde, car l’acteur avait été nommé au Théâtre Royal de la résidence saxonne.

Geyer fut un père adoptif parfait, sa préférence allant au petit Richard, son favori.

Un jour, voyant l’acteur partir pour une répétition, l’enfant s’accroche à lui, lui disant: « Je voudrais voir le théâtre, Papa, emmène-moi.»

Mais sa mère s’y opposa: « Plus tard, dit-elle, Papa t’emmènera; pour l’instant, tu es trop jeune, mon petit Richard.»

Mais Geyer ne savait rien refuser: « Laisse-le venir, dit-il à sa femme; il sera bien sage et restera assis à m’attendre; peut-être qu’un jour, lui aussi sera acteur. »

C’est ainsi que quotidiennement Richard se rendit au théâtre, où l’atmosphère de tragédie et de musique agit fortement sur son jeune esprit.

A sept ans, il fut mis à l’école près de Dresde. Au grand mécontentement de sa mère, mais peut-être à la secrète satisfaction du compréhensif Geyer, il fut loin d’être un brillant élève. Certains traits de son caractère, qui devaient s’accuser chez lui plus tard, apparurent dès cette époque: une énergie sans limites, un enthousiasme débordant pour tout ce qui lui plaisait et un mépris suprême pour ceux qui n’étaient pas de son avis.

Son aspect physique n’était pas banal. Sur un petit corps fluet, il avait une tête très forte, de grands yeux bleus et de fins cheveux blonds. Espiègle, il aimait à faire des farces, et il garda toujours cette habitude. Les maîtres d’école appréciaient médiocrement sa conduite et maintes fois sa mère eut à intervenir auprès du directeur de l’établissement pour que son fils n’en fût point renvoyé.

Il jouissait d’un appétit féroce. Trois copieux repas par jour lui suffisaient à peine.

Un jour, sa mère quitta la cuisine, laissant sur son fourneau des côtelettes de porc en train de griller.

«Que t’arrive-t-il?, s’exclama-t-elle en revenant quelques instants plus tard et en trouvant Richard ployé en deux et semblant endurer une terrible souffrance. T’es-tu blessé?»

Elle s’agenouilla et entrouvrit la chemise du garçonnet. Trois côtelettes fumantes tombèrent sur le sol.

« Cela me brûle la poitrine, sanglota l’enfant; j’avais si faim et cela sentait si bon!»

Cile, sa demi-sœur, était sa compagne de jeux préférée. Il lui confectionna un théâtre de marionnettes, écrivit les pièces pour elle et habilla les poupées avec de vieux chiffons. Un de ces spectacles, Leubald, était particulièrement dramatique et sanguinaire.

«C’est superbe, dit Cile après que son frère lui eut lu le premier acte, mais maintenant que les vingt-deux personnages sont morts, qu’allons-nous faire pour la fin de la pièce?»

« Ce n’est pas difficile, répondit Richard, je les fais tous revenir comme esprits et nous aurons deux actes où joueront des fantômes.»

Quand Richard eut huit ans, un second malheur bouleversa la famille. Geyer tomba très gravement malade. Le jour avant sa mort, il demanda à l’enfant de lui jouer du piano et le jeune garçon lui fit entendre les simples mélodies que son père lui avait apprises. Geyer l’écoutait avec ravissement.

« Peut-être a-t-il un talent de musicien», murmura-t-il à l’oreille de sa femme.

Minna

Richard fréquenta plusieurs établissements pendant ses années d’études scolaires et eut toujours des ennuis avec ses professeurs en raison de son indiscipline . Ses sœurs faisaient carrière au théâtre et aidaient, ainsi que d’autres membres de la famille, à subvenir à ses frais d’études. Les leçons de musique lui plaisaient et, en peu de temps, il devint bon pianiste. Mais le solfège, l’harmonie, le contrepoint ne lui convenaient guère. Il préférait composer à sa manière ou improviser, ce qui ne faisait pas l’affaire des braves maîtres allemands. Mais le théâtre restait sa passion et il passait des journées entières à lire les traductions des œuvres de Shakespeare en allemand; il se mit même à apprendre l’anglais pour pouvoir les comprendre dans leur texte original.

Parvenu aux années de Faculté, il se mit à composer des opéras et des symphonies dont il put faire exécuter certaines avec succès aux fameux concerts du Gewandhaus de Leipzig.

Durant un voyage à Prague, il rencontra les deux filles d’un riche propriétaire foncier. Elles étaient belles et il les demanda en mariage l’une après l’autre. Il fut repoussé avec des sarcasmes et tourné en ridicule. Pour soulager sa peine et sa déception, il écrivit un opéra tragique et désespéré.

A ce même moment, l’état de ses finances était tel qu’il lui fallait absolument trouver des moyens de subsistance. Durant ses années d’étude, son ami Théodore Apel l’avait généreusement aidé, mais il lui conseillait maintenant de travailler.

« Il faut, disait-il, mon cher Richard, que vous trouviez une occupation vous permettant de gagner votre vie. Vos dettes vont croissant. Pourquoi ne pas enseigner, ne pas diriger un orchestre?»

« Je ne suis pas fait pour gagner de l’argent, répondit Richard avec hauteur; je suis né pour écrire de grandes œuvres et composer de la grande musique; que le monde s’arrange pour m’en fournir les moyens.»

Ses examens terminés, il reçut une offre de directeur musical et de chef d’orchestre au théâtre de Magdebourg. Il était sur le point de refuser ce poste lorsqu’il rencontra l’actrice Minna Planer. Et dorénavant, Minna Planer domina tous ses autres intérêts. Pour elle, il accepta de diriger l’orchestre du théâtre de Magdebourg, où son succès fut réel. L’Opéra de Berlin accepta sa nouvelle pièce; la chance semblait lui sourire; mais, faute de fonds, le théâtre de Magdebourg ferma ses portes et Wagner se retrouva sans situation.

Minna obtint un engagement à Koenigsberg, en Prusse orientale, et Wagner l’y suivit, se contentant du petit poste de chef d’orchestre-adjoint que lui proposait le théâtre.

Le 24 novembre 1835, les jeunes gens se marièrent et partirent pour Riga, où le théâtre local les avait engagés.

C’est là que Wagner écrivit son premier opéra important, Rienzi, tiré d’un roman de Bulwer-Lytton; mais aucun théâtre n’était disposé à monter un spectacle aussi onéreux et les difficultés financières de Wagner devinrent inextricables.

« Il nous faut partir d’ici, déclara Richard à Minna, en revenant de sa visite au directeur du théâtre. Ils déprécient « Rienzi » et me menacent de prison si je ne paie pas immédiatement mes dettes.»

Aidés par quelques amis, le couple prépara sa fuite de Russie et s’embarqua sur un vaisseau en partance pour la France, emmenant un beau chien de Terre-Neuve, fidèle compagnon de Richard. Le voyage s’effectua dans de mauvaises conditions durant de longues semaines. La tempête faisait rage et obligea même le navire à se réfugier dans un fjord de Norvège.

C’est pendant cette traversée que Wagner entendit parler de la légende du Vaisseau fantôme et son imagination s’enflamma à l’idée de l’éternel errant recherchant sans trêve le salut.

Le bateau finit par accoster en Angleterre et, après un court repos, les Wagner partirent pour Paris, but de leurs espérances.

Le   génie enchaîné

Paris était, en 1840, le centre universel de culture artistique et le rêve de tout jeune poète, peintre ou musicien. Wagner y arriva, muni de recommandations pour les plus importantes personnalités du monde du théâtre, entre autres pour Giacomo Meyerbeer, le plus célèbre compositeur de l’époque.

Il fut accueilli aimablement par l’homme du jour et, pour s’attirer les faveurs de Meyerbeer, un théâtre parisien monta un des anciens opéras de Wagner.

Mais l’argent fondait entre les mains de Minna et de Richard et les jours de misère étaient venus. Richard s’efforçait de gagner de quoi vivre en copiant de la musique, en écrivant des adresses d’enveloppes ou en faisant quelques arrangements instrumentaux. Il écrivait des articles ou des historiettes pour journaux ou revues, mais il était hanté par l’idée de la prison pour dettes.

C’est rue de la Tonnellerie, dans la maison où était né Molière deux cents ans auparavant, dans cette impasse noire et triste, que les artistes s’étaient installés, et la promiscuité d’une boutique d’épicerie d’où s’échappaient des odeurs de légumes pourrissants n’agrémentait pas ce lieu.

Au même étage que les Wagner habitait un pianiste qui passait ses journées à s’exercer sur un des plus difficiles morceaux de Liszt et ce bruit rendait fou le malheureux Richard.

« Je n’en peux plus, dit-il un jour à un de ses amis, comment faire pour ne pas entendre toute la journée répéter le même morceau ?»

L’ami eut une suggestion:

 « Nous allons, dit-il, pousser ton piano contre le mur mitoyen et nous jouerons sans arrêt fortissimo, toi et moi, l’arrangement pour flûte et piano que tu as terminé la semaine dernière.»

L’effet fut presque instantané. Dans la soirée, Minna, penchée à la fenêtre, les appela pour leur montrer leur voisin qui déménageait son piano et quittait la maison avec armes et bagages.

Wagner était aussi en possession d’un mot d’introduction pour Eugène Scribe, auteur dramatique réputé de l’époque, et se présentant chez lui un matin, il trouva l’homme de lettres, vêtu d’une somptueuse robe de chambre de soie multicolore.

« Prenez place, Monsieur, lui dit-il, vous allez m’expliquer le but de votre visite pendant que je prends mon déjeuner. Que puis-je faire pour vous?»

Wagner, qui depuis quelques instants humait l’odeur du chocolat succulent, n’en put supporter davantage, affamé tel qu’il l’était; il s’enfuit sans demander son reste et sans donner d’explication à son interlocuteur.

Par l’entremise de Henri Heine, le poète allemand vivant à Paris, Wagner rencontra Franz Liszt, de passage dans la capitale française, au cours d’une triomphale tournée de concerts. Mais l’entrevue fut une déception pour Wagner. Plein d’amertume et devenu soupçonneux à l’excès du fait de sa misère et de sa pauvreté, il ne se sentait aucun point de commun avec le brillant et riche artiste qu’était Liszt, et bien des années passèrent avant que Wagner ne comprît combien l’amitié que Liszt témoignait à son jeune confrère était dénuée d’égoïsme.

Cependant, malgré ses tribulations, Wagner ne désespéra jamais. Il travaillait sans interruption à son Rienzi et fut bientôt à même d’en donner l’audition complète à Meyerbeer. Ce dernier recommanda chaleureusement l’œuvre à l’Opéra Royal de Dresde, où elle fut acceptée. Wagner, alors plein de fougue, réalisa en sept semaines la composition du Vaisseau fantôme. Dresde accepta également cette œuvre, grâce à l’intervention enthousiaste de Meyerbeer, mais aucune avance de fonds ne fut obtenue.

La veille du jour de l’An, les Wagner étaient chez eux sans argent et sans vivres. Quelques instants avant minuit, ils entendirent frapper à leur porte; c’étaient quelques amis, parmi lesquels le fils d’un important marchand de champagne, qui arrivaient avec des paniers pleins de victuailles : des truffes, du pâté de foie gras, du fromage et une douzaine de bouteilles de champagne.

« Nous allons fêter joyeusement le Réveillon, Richard», s’écrièrent-ils, et ils commencèrent à déballer boissons et nourriture. Richard et Minna n’en croyaient pas leurs yeux.

Quand les cloches de Notre-Dame sonnèrent minuit, Richard, verre en main, grimpa sur sa chaise et s’adressant à tous:

 « Mes chers amis, leur dit-il, jamais je n’oublierai cette soirée. Avec des compagnons tels que vous pour m’encourager, je ne peux manquer de réussir et je réussirai. Aujourd’hui, vous êtes venus au secours du plus grand génie de ce temps. »

Parmi les convives, aucun ne se doutait, certes, que ces paroles contenaient une grande part de vérité.

Peu de temps après le Nouvel-An, Wagner décida de rentrer en Allemagne, non sans éprouver un certain nombre de difficultés. Le prix de la diligence dépassait ses moyens. Sa sœur Cile, qui vivait à Paris, vint à son aide une fois de plus. Enfin arriva le jour du- départ. Au moment où il montait en voiture, ses amis lui remirent dix francs pour ses provisions de route et lui offrirent un paquet de tabac. Wagner s’en retournait dans son pays natal, où l’attendaient ses premiers triomphes mais aussi de nouvelles tribulations.

Exil

Les premières années du retour de Wagner à Dresde furent heureuses et paisibles à la fois. Le public avait fait un accueil enthousiaste à son Rienzi et, en une seule soirée, le compositeur était devenu célèbre. Le Théâtre Royal terminait en hâte les préparatifs pour la représentation du Vaisseau fantôme. Wagner s’était vu offrir le poste de chef d’orchestre à l’Opéra Royal et son avenir semblait assuré. Mais Minna restait sceptique et inquiète; elle ne connaissait que trop bien son énergique et instable époux. En plus de sa charge de chef d’orchestre, Wagner avait accepté la direction de la Société Chorale de Dresde et, en même temps, mettait la dernière main au Tannhäuser et préparait Lohengrin.

Bien des sommités du monde musical s’étaient rendues à Dresde pour entendre les œuvres de ce nouveau venu, dont les idées et les théories révolutionnaires les étonnaient et les scandalisaient. Robert Schumann, Félix Mendelssohn écrivirent de sévères critiques, qui trouvèrent audience auprès d’un public que la presse soumettait volontiers à son influence.

Edward Hanslick, critique d’art en vogue, vint voir Schumann à Dresde pour entendre exprimer l’opinion personnelle du compositeur.

« On ne peut s’entendre avec Wagner, dit Schumann, il parle sans arrêt.»

Hanslick alla trouver Wagner.

 « On ne peut s’entendre avec Schumann, dit celui-ci, il n’ouvre pas la bouche. »

Les attaques des journaux contre Wagner devinrent virulentes et l’opinion publique se transforma. Après le retentissant succès de Rienzi, la première audition du Vaisseau fantôme et celle de Tannhäuser furent un échec et les deux opéras disparurent du répertoire.

Mais il y avait néanmoins, au milieu des critiques, une voix qui s’élevait pour encourager Wagner; c’était celle de Franz Liszt qui, après avoir abandonné sa carrière de virtuose, dirigeait maintenant le théâtre de la Cour de ‘Weimar. Il vint à Dresde pour entendre Tannhäuser. Homme généreux et affable, Liszt, ne se souvenant plus de leur rencontre quelques années auparavant à Paris, réconforta Wagner en termes pleins d’enthousiasme non déguisé. « Mon cher ami, lui dit-il, votre Tannhäuser est un chef-d’œuvre et j’espère que vous me permettrez de le faire entendre à Weimar.

Il en sera de même pour Lohengrin dès que vous l’aurez terminé; laissez-moi vous dire aussi que, si je puis vous être utile, je suis à votre disposition. Vous n’avez qu’un mot à dire.»

 Wagner fut profondément ému et, de ce jour jusqu’à la fin de leur vie, l’amitié la plus sincère régna entre les deux hommes. Le salaire que Wagner recevait à Dresde était dérisoire, ses droits d’auteur sur ses pièces, infimes. Il n’est pas étonnant que Wagner ait eu souvent besoin d’aide financière.

Les réformes qu’il tentait d’instaurer au Théâtre Royal le mettaient en perpétuel conflit avec les dirigeants officiels, auxquels il déplaisait par son arrogance. La situation ne devait pas manquer de se ressentir de cet état de choses. Ses demandes d’argent étaient refusées et ses ressources à nouveau de plus en plus précaires.

Wagner était foncièrement rebelle, très conscient de la liberté personnelle de l’individu, et il était inévitable qu’il trouvât des amis parmi les jeunes gens qu’enflammaient les idées d’une politique nouvelle et qui ne craignaient pas de passer à la violence. La police se mit à surveiller Wagner lorsqu’on sut que son perroquet criait à tue-tête: Liberté …  Liberté! La révolution éclata en mai 1849 et -Wagner fut vite au plein cœur des combats de rue. Un meneur, le jeune Russe Bakounine, ordonna à Wagner de grimper dans un clocher d’église et de surveiller de là-haut les mouvements de troupes.

Durant quelques heures l’agitation fut à son comble; des balles atteignaient la tour et frappaient les cloches qu’elles faisaient sonner sans arrêt, produisant une symphonie assourdissante.

La révolte dura quelques jours mais finit par échouer. Les chefs furent pris et condamnés à mort. Wagner réussit à grand peine à fuir vers Weimar où Liszt le reçut à bras ouverts. Il le cacha dans une maison de campagne aux environs de la ville et prépara son départ d’Allemagne. Après un voyage plein d’aventures et de périls à travers la Bavière, Wagner parvint enfin en Suisse. Il devait rester quinze ans sans revoir sa patrie.

En Suisse

 C’est à Zurich qu’il entreprit son œuvre maîtresse « L’anneau des Nibelung», comprenant quatre spectacles consécutifs et représentant sa conception complète du drame musical. C’étaient: L’Or du Rhin, Siegfried, La Walkyrie et Le Crépuscule des dieux.

Minna rejoignit son mari après quelques tribulations et même Papo, le perroquet, retrouva l’épaule familière de son maître. Au lieu de crier: Liberté, Liberté! l’oiseau sifflait des passages de Rienzi ou appelait « Richard» quand son maître était absent.

Un jour, la tranquillité de Wagner fut troublée par l’installation d’un ferblantier au rez-de-chaussée de sa maison. Le martèlement continu rendait fou Wagner, lorsqu’un beau matin, celui-ci se mit soudain à écouter, en extase.

« Voilà justement ce qu’il me fallait!» clama-t-il. Il venait de trouver dans les tintements du métal le thème qu’il cherchait pour la scène de la forge de Siegfried.

 Liszt vint avec un de ses amis, un jeune pianiste, Hans von Bülow, fervent admirateur de la musique wagnérienne, rejoindre Richard à Zurich et les trois artistes passèrent ensemble quelques jours heureux. La première représentation de Lohengrin à Weimar venait, grâce aux efforts de Liszt qui l’avait dirigée lui-même, d’être un succès. Les admirateurs du compositeur et Liszt lui-même étaient prêts à être généreux pour que Wagner pût vivre en paix. Il fit même avec Liszt et Bülow un voyage à Paris. Il y rencontra les filles de Liszt, Blandine et Cosima. Cette dernière devint par la suite la femme de Bülow et, avec son mari, une des plus ferventes propagatrices de la musique de Wagner et de ses idées.

Liszt s’efforça en vain de trouver un éditeur ou un théâtre prêts à financer la parution des Niebelungen, mais personne n’ osait entreprendre une aussi hasardeuse et gigantesque publication, et Liszt engagea Wagner à abandonner son idée et à composer un autre opéra susceptible de mieux réussir.

Wagner, le cœur lourd, écouta son avis et se mit à composer Tristan et Iseult.

Le choix de ce sujet lui était dicté par une raison un peu particulière.

 Il avait rencontré à Zurich un riche marchand de soieries, Otto von Wesendonck, grand admirateur de sa musique, habitant une luxueuse villa, dont les jardins descendaient jusqu’aux bords du lac de Zurich. Wesendonck, mécène généreux, avait proposé à Wagner de lui faire construire non loin de la sienne une maison où il pourrait vivre et composer dans le calme.

Ce projet fut mis rapidement à exécution et Wagner se mit à l’ouvrage avec ardeur. Il se sentait inspiré par la jeune et très belle épouse de son protecteur. Mathilde Wesendonck, poète de talent et musicienne accomplie, comprenait à merveille la nature et les ambitions de Wagner. Sous son influence, la composition de Tristan atteignit au sublime. Les Maîtres-chanteurs et Parsifal datent aussi de cette époque.

Tristan et Iseult est considéré par certains comme le chef-d’œuvre de Wagner et c’est le monument impérissable d’un grand amour.

Minna surveillait anxieusement, cette tendresse grandissante. Après que Wagner, pour mettre fin aux conflits qui agitaient son âme, fut parti pour Venise où il termina Tristan et le dédia à Mathilde, Minna retourna tristement à Dresde où elle mourut de chagrin quelques années plus tard.

Un royal  ami.

En été 1859, Wagner retourna à Paris. Napoléon III avait exprimé le désir de voir Tannhäuser représenté à l’Opéra et Wagner se mit à réviser le texte et la musique du 1er acte.

« Ne manquez pas d’ajouter un ballet au spectacle, les Parisiens y tiennent et les membres du Jockey Club, qui ne manquent pas d’assister aux soirées, ne vous en pardonneraient pas l’omission.»

Wagner fut outré et refusa d’introduire une scène de ballet dans un drame sérieux.

Le soir de la première arriva et l’exécution du premier acte recueillit des applaudissements nombreux. Mais de véritables huées se firent entendre dans la salle après le second acte et la foule réclama le ballet à cor et à cris. La représentation fut interrompue. L’Empereur et l’ Impératrice quittèrent leur loge et Wagner ne tarda pas à se rendre compte que son cas était désespéré. Napoléon intervint cependant auprès de la Cour de Saxe pour faire cesser l’exil de Wagner et obtint satisfaction.

Malgré des amis généreux et des éditeurs qui libéralement lui donnaient des avances de droits sur des œuvres qui n’étaient pas encore composées, Wagner se débattait toujours dans des difficultés financières et était criblé de dettes.

Il entreprit une série de concerts dans les capitales européennes. A Saint Pétersbourg et à Moscou, il récolta des sommes importantes et les acclamations enthousiastes des amateurs russes. Wagner ne manquait d’ailleurs jamais de répéter que c’était à l’étranger, en France, en Russie, en Suisse, en Italie, que son génie était apprécié et qu’il y trouvait une large hospitalité et des concours généreux, alors que ses compatriotes allemands l’avaient attaqué, ridiculisé, avaient ignoré ou’ sifflé sa musique, sans jamais rien comprendre à son idéal.

En 1861, Wagner se rendit à Vienne où il espérait faire représenter Tristan et Iseult. C’est là que, pour la première fois, il assista au spectacle de Lohengrin, qui s’était donné à maintes reprises dans la plupart des théâtres d’Europe depuis plus de dix ans.

Lors d’une représentation qu’il dirigeait, Wagner au cours de l’exécution, abandonna sa baguette et laissa l’orchestre jouer seul. La salle applaudit vivement à cette marque de confiance dans les musiciens.

« Il me semble, dit Wagner souriant, que les auditeurs préfèrent ma musique quand je ne la dirige pas.» .

L’accueil de la presse ne fut rien moins que favorable et Edward Hanslick écrivit une série d’articles qui restent un modèle du genre lorsqu’il s’agit de critique sans indulgence.

Wagner prit une éclatante revanche en tournant en ridicule son ennemi sous le personnage de Beckmesser des Maîtres-chanteurs.

Un de ses admirateurs avait mis à sa disposition une villa princière aux environs de Vienne. Wagner avait des idées un peu particulières en ce qui concernait l’installation de sa demeure. L’argent gagné en Russie et ailleurs lui brûlait les doigts et il fit appel à un décorateur viennois. Les fantaisies coûteuses ne manquèrent pas. Et après avoir changé tout l’ameublement, il se commanda par douzaines de somptueuses robes de chambre en satin, avec des pantoufles assorties, doublées de fourrure. Si bien que, lorsqu’il fut prêt à écrire les Maîtres-chanteurs, il était à nouveau plongé dans les dettes.

Wagner s’attendait au pire lorsqu’un matin on lui annonça un visiteur.

« Je suis le secrétaire intime de sa Majesté le roi Louis de Bavière, explique l’étranger. Mon royal Seigneur m’a donné l’ordre de vous inviter à Munich, Monsieur Wagner, pour que vous y dirigiez l’Opéra Royal. J’ai une somme importante à vous offrir pour vos besoins immédiats et vos appointements seront en conséquence.»

Wagner, enchanté, ne tarda pas à aller s’installer dans une maison près du château royal à Munich. Tous ses désirs étaient instantanément exaucés. Le décorateur viennois vint le trouver avec de nouvelles et extravagantes collections de soieries et de fourrures; la vie était belle!

Tristan et les Maîtres-chanteurs furent montés et Wagner se décida à terminer son gigantesque Anneau des Niebelungen, car on lui promettait un théâtre uniquement destiné à ses œuvres. Liszt vint lui rendre visite à Munich ainsi que Bülow et sa femme Cosima, la fille de Liszt.

 Il est évident que Wagner n’échappa pas à l’envie des courtisans et les calomnies sur son compte ne manquèrent pas de venir aux oreilles du Roi Louis. On lui reprochait notamment son intimité avec Cosima et une fois de plus il repartit en Suisse. Des vœux chaleureux et une généreuse annuité offerte par son royal protecteur lui facilitèrent ce nouvel exil.

Siegfried

 Peu après son arrivée, il fut rejoint par Cosima. Madame de Bülow n’avait jamais été heureuse en ménage. Depuis plusieurs années déjà, elle se sentait prédestinée à aider Wagner dans l’accomplissement de ses rêves. Bülow accepta le divorce et garda néanmoins toute son amitié à Wagner. Richard et Cosima se mirent à la recherche d’un coin où ils abriteraient leur bonheur. Ils le découvrirent à Triebschen, petit village sur le bord du lac des Quatre Cantons. La maison, entourée de beaux arbres, était située près du lac et on pouvait contempler en face de soi les sommets neigeux du Rigi et du Mont Pilate. Wagner installa et meubla sa nouvelle résidence avec tout le luxe et le confort désirables.

Le travail des Niebelungen fut interrompu un jour par la visite inopinée du roi Louis.

« Je voulais me rendre compte moi-même si vous étiez heureux, mon cher ami, dit le jeune monarque. Je voudrais savoir aussi où vous en êtes de la construction de votre théâtre.»

« Le projet ne se réalise pas vite, Sire, rétorqua Wagner, la dépense est trop lourde pour mes amis.»

« Permettez-moi d’en être le premier souscripteur », dit le roi Louis, et une somme importante prise sur la cassette royale ne tarda pas à parvenir à l’Association wagnérienne qui s’était constituée .

Un an plus tard naquit à Triebschen un petit garçon et la joie de Wagner fut complète. L’enfant reçut le prénom de Siegfried d’après le héros principal des Niebelungen. La veille de Noël, jour anniversaire de la naissance de Cosima, la jeune femme fut réveillée par une musique qui venait du jardin. Elle se mit à son balcon et vit un groupe de musiciens dirigés par son mari et jouant un morceau d’une beauté enivrante. Cette courte pièce d’orchestre, qui fut appelée: l’Idylle de Siegfried, en l’honneur de leur fils, est restée depuis un morceau favori de concert.

Liszt s’était tout d’abord opposé au mariage de sa fille avec son ami, mais l’habileté et la ténacité pleine de tact de Cosima réconcilièrent bientôt les deux hommes illustres et Wagner fut heureux de pouvoir recevoir Liszt à Triebschen.

Un soir qu’ils étaient ensemble, Liszt se mit au piano et improvisa magistralement une transposition des Maîtres-chanteurs pour le piano. Il joua aussi une de ses compositions, la Symphonie de Faust, et Wagner en remarqua la similitude avec un des thèmes de sa propre Walkyrie.

 « Je crains bien, Père, dit-il en riant, que j’ai volé un de vos passages.

 « Tant mieux, répliqua Liszt, ce sera le meilleur moyen de le faire entendre. »

Au début de l’année 1872, Wagner, accompagné de Cosima et de sa famille et deux énormes chiens de Terre-Neuve, quitta Triebschen pour Bayreuth où lui était réservé un triomphe tel qu’aucun artiste n’en a jamais connu de semblable.

Victoire

La petite ville endormie de Bayreuth, dans le nord de la Bavière, que Wagner avait choisie pour y construire son théâtre, n’avait jamais connu le mouvement qui devait l’animer au cours des quatre années que dura la construction du théâtre de Wagner. Malgré ses soixante ans, le compositeur était infatigable et ne reculait devant aucun effort pour réaliser son plan dans les moindres détails et élever sur une colline aux alentours de la ville le temple de sa musique .

En même temps, il se faisait construire une somptueuse maison qu’il appela « Wahnfried . En outre, il ne négligeait pas de mettre sur pied un orchestre et de surveiller chanteurs et acteurs afin d’amener à la perfection qu’il désirait son drame musical. Il faisait donner des concerts dans toute l’Europe pour aider au financement de la gigantesque entreprise.

Malgré cette activité débordante, Wagner trouvait le temps de terminer ses compositions de Siegfried et Le Crépuscule des dieux, troisième et quatrième parties des Niebelungen.

Son caractère nous apparaît à ce moment-là sous son aspect surhumain. Il était si fortement persuadé de sa mission artistique qu’il ne se laissait troubler par rien dans l’accomplissement de son œuvre. Ni la souffrance, ni la misère n’étaient parvenues à le décourager et toujours son indomptable énergie l’aidait à franchir tous les obstacles.

De nos jours, sa contribution importante à l’art musical est incontestée. Dramaturge de tempérament, il s’était rendu compte que la parole n’était pas un mode d’expression suffisant et que seule la musique pouvait traduire la moindre nuance d’émotion.

 Avant lui les opéras se composaient uniquement d’une suite d’airs et de duos, agrémentant un texte parfois décousu. Dans les drames musicaux de Wagner, l’idée musicale est développée par l’orchestre, les chanteurs exposant l’action. C’est pour obtenir ce résultat qu’il écrivait lui-même ses textes.

Les frais de construction de Bayreuth étaient de plus en plus considérables. Les ressources de Wagner et les souscriptions organisées par de nombreuses associations wagnériennes n’y suffisaient plus. Liszt se reprit à donner des concerts et faisait don de ses magnifiques recettes à son gendre.

 Wagner eut l’idée de demander audience au chancelier d’Allemagne Bismark et, au nom de tous les Allemands, exigea de lui une subvention du gouvernement pour l’achèvement de son œuvre.

 « Je n’ai jamais rencontré d’être aussi arrogant que vous, explosa le chancelier, votre demande n’est pas agréée.»

 Une fois encore le roi Louis vint à la rescousse et, par un don généreux, combla le déficit.

 Le comité du Centenaire de l’Indépendance des États-Unis lui offrit un chèque et demanda en compensation à l’auteur une marche musicale commémorative. Pour obtenir la somme promise, Wagner n’hésita pas à composer un morceau qui peut être considéré comme ce qu’il fit de moins bien.

Enfin, en 1876, eut lieu le premier festival en présence du roi Louis, de Guillaume de Prusse nouvellement couronné empereur, et de tous les personnages les plus célèbres du monde musical universel. Le triomphe fut complet. Aussitôt après la dernière représentation, Wagner partit goûter en Italie un repos bien gagné, mais déjà il s’était mis à composer Parsifal, qu’il devait achever deux ans plus tard à Palerme .

En 1882, au second festival, Parsifal fut représenté et le succès dépassa toutes les espérances.

A la fin de l’année, Wagner et sa famille se rendirent à Venise et y louèrent un appartement de trente pièces au palais Vendramin sur le Grand Canal. Un nouvel opéra était commencé, mais le compositeur ne devait jamais l’achever.

Chaque matin il arpentait son cabinet de travail, vêtu d’une magnifique robe de chambre d’un rouge cardinal, qu’il abandonnait pour un vêtement noir quand il avait envie de se promener dans sa gondole personnelle.

Les journées s’écoulaient paisibles et heureuses entre famille et amis.

 Il dirigea même à ce moment, au théâtre Fenice de Venise, sa Symphonie en ut majeur composée cinquante ans auparavant. En déposant sa baguette, il dit à Liszt:

 « C’est la dernière fois que je conduis un orchestre.»

Le 13 février 1883, son domestique, voulant le réveiller comme à l’accoutumée, le trouva effondré sur son bureau. Cosima accourut, mais ne put que constater l’irrémédiable. La mort avait été rapide et sans douleur.

Les funérailles eurent lieu cinq jours plus tard à Bayreuth et, depuis lors, les amateurs de musique du monde entier, qui viennent chaque année entendre l’œuvre d’un des plus grands compositeurs d’opéras de tous les temps, peuvent déposer des fleurs en guise d’hommage sur la grande dalle de marbre de son tombeau dans le jardin de Wahnfried.