‘’Elle était debout, droite comme un piquet, transpercée par la peur. Non, pensa-t-elle. Par pitié pas à nouveau. C’était comme si une chose vivante était à l’intérieur d’elle – elle pensa à un scorpion ou à un serpent à tête noire. S’il vous plaît pensa-t-elle. Pas maintenant. Elle se décrivait la créature s’enroulant spéculativement autour de ses vertèbres, glissant son chemin entre ses côtes ; priant silencieusement pour que cela s’apaise.’’
Joseph O’Connor Inishowen.
Le réel dans lequel nous sommes ne répond qu’à deux approches, celles que la science nous dévoile par les lois de la physique et de la biologie. Le surnaturel n’est que le résultat de l’imagination humaine. Ainsi le monde de l’Anneau du Nibelung est le fruit né dans l’esprit de Wagner à partir de ses lectures. Selon ses dires mêmes il était un ardent lecteur ainsi qu’il le relate dans Ma vie : « La gaieté intense, inconnue jusqu’alors, qui m’animait à cette époque (il s’agit de l’époque de Dresde) provenait de ce qu’à côté de mes compositions je me livrais avec ardeur aux lectures évoquées précédemment : j’avais atteint une maturité de l’esprit et du sentiment qui me permettait de comprendre Eschyle pour la première fois.»
Plus loin il rapporte ses premières approches de ce qui donnera naissance à l’Anneau. Il se familiarise de façon assidue avec les anciennes épopées allemandes de Jacob Grimm. Il découvre « l’incroyable richesse » des Nibelungen et du Heldenbuch. Il se familiarise avec la langue scandinave afin d’accéder au poème de l’Edda et au texte en prose de cette même Edda. Et enfin : « la lecture de la Walsungasaga eut une influence importante sur la façon dont mon imagination commençait à s’emparer de ces sujets que j’avais appris à connaître à travers les recherches de Mone. La conscience que j’avais depuis longtemps de la profondeur primitive de ce vieux monde légendaire devint bientôt assez nette pour que je puisse lui donner une forme plastique qui constitua la base de mes travaux postérieurs».
De la limaille de ses innombrables lectures des mythologies nordiques Wagner en tira cette Notung qu’est l’Anneau. Il en a fait sa propre mythologie en retenant de ce corpus mythologique des éléments, en en éliminant d’autres, en inventant bien des aspects. Dans son Voyage au cœur du Ring Bruno Lussato dit : « Wagner s’est servi du matériau mythologique comme matière première poétique saturée de symboles. Déconstruit, désarticulé et pulvérisé, il a été recomposé, selon l’expression de Mary Cicora dans Wagner’s Ring and German Drama, en une ‘’mythologie de synthèse’’ tout à fait inédite. A force de subir des manipulations complexes et répétées, il s’est dissous dans le système. Cependant, tout en préservant la puissance évocatrice du mythe, cette reconstruction en a expurgé les éléments trop pittoresques ».
Ainsi, la Tétralogie demeure un mythe car elle en conserve le principe : mettre en avant les grandes inquiétudes des humains, en ouvrant les possibilités de réponses par le recours à des causes efficientes obscures, aux dieux, au fantastique, à l’enchantement. Cette mythologie est le moyen par lequel les profondeurs de l’âme humaine seront révélées, elles-mêmes soumises à des principes métaphysiques ou philosophiques. Il est habituel de dire que Wagner a été profondément impressionné par la philosophie de Schopenhauer et que les propositions de cette philosophie imprègnent la Tétralogie.
La figure d’Alberich s’inscrit dans cet ensemble. C’est dans un ouvrage imprimé au XVème siècle, Das Heldenbuch, que Wagner a trouvé la référence au royaume des Nibelungen, Elberich est un nain qui a le pouvoir de se rendre invisible grâce à un anneau magique. Ces éléments seront transposés et transfigurés dans la Tétralogie.
La plus infime parcelle de lumière aurait-elle habité l’être d’Alberich qu’il se serait joint aux filles du Rhin pour se réjouir avec elles des éclaboussures ruisselantes, aussi vives que le feu, de l’éveil de l’or. Il aurait alors glissé et nagé dans les flots roulant du Rhin dans une indicible joie. Mais il appartient à ces hordes innombrables d’ombres, qu’elles soient dieux, nains, géants ou hommes pour lesquelles il suffit de faire entrevoir la puissance de l’anneau pouvant leur donner le pouvoir absolu et ses satellites (la gloire, la reconnaissance par l’argent, le rabaissement de l’autre, les plaisirs sensibles, la jouissance du paraître) pour qu’aussitôt tout élan vers la beauté et l’enrichissement de l’âme disparaissent.
Bien étrange chose que cet Or du Rhin reposant au fond de l’eau, qui alterne sommeil et veille, dont toute la fonction, comme un alter ego aquatique du soleil, est de produire une lumière incandescente et enchanteresse, chassant la noirceur des eaux profondes. Noirceur de Nibelheim, entrailles de la terre, la forge de Mime en est un écho, des ténèbres de Neidhöhl, au milieu d’une immense forêt privée de soleil, jusqu’à la pâleur spectrale de Hagen familière des entités nocturnes, l’Anneau du Nibelung ne cesse de faire croître l’obscurité sur le monde.
Transformé en anneau, l’effet de l’Or se retourne, le lumineux cède la place à l’obscur, Alberich éteint les eaux enthousiastes du Rhin, la joie naïve des nains heureux de leur travail de mineurs et de forgerons, Siegfried est traversé par de sombres couleurs sonores, le titre français, Le crépuscule des dieux, indique bien le retrait de la lumière naturelle au profit d’une lumière cataclysmique, produite par l’embrasement final, qui une fois éteinte, laissera la place aux ténèbres.
L’Or solaire, dans son origine était porteur de la malédiction. Comment un nain, par lui-même, peut-il posséder un pouvoir tel qu’il pourra endeuiller la totalité du monde? nulle part nous n’avons la réponse. Tout au plus nous pouvons dire qu’Alberich se reconnaît bien dans la fonction de celui qui doit maudire l’anneau. Rien ne dit qu’il tenait une place prépondérante dans la hiérarchie des nains. Mais il allie l’audace des crapules, il vole l’Or et l’Or se laisse voler, au talent d’un forgeron hors pair et qui prend soin de graver les runes sur l’anneau afin qu’il soit le seul à qui l’anneau obéisse. Dès lors le mal est en marche et tout le déroulement à venir de l’Anneau du Nibelung se construira sous sa menace insidieuse.
Comment comprendre aussi que même l’anneau lui ayant été arraché il puisse rallier une armée tellement puissante que Wotan en tremble, alors que sans cet anneau il n’est plus rien (à moins que Wotan ne projette ses propres craintes dans la réalité, ne sombre dans une funeste paranoïa, et que le pouvoir de l’anneau ne soit pas autre chose qu’un phénomène d’autosuggestion collective)? On a peine à imaginer que de retour à Nibelheim, le peuple des nains lui fasse bon accueil, après l’ignoble asservissement qu’il leur a fait subir. Seule la promesse faite à la foule des hommes et des démons de bénéficier à leur tour de la toute-puissance de l’anneau a pu engendrer la mobilisation de cette armée. Alberich à la roublardise des fins politiques. Sans l’attrait des créatures pensantes pour le pouvoir et ce qu’il engendre, rien n’aurait été possible.
Après le ‚‘‘Wirklich Frei? ‘‘ l’habileté d‘Alberich est de se retirer de l’action. Son association avec la malédiction de l’anneau ne sera plus présente qu’en creux, mais constamment là. Wotan manipule Siegmund, Brünnhilde, Siegfried, sous la crainte de la menace diffuse du nain. Les péripéties des trois journées de l’Anneau sont conditionnées par cette constante menace. Alberich ne reviendra qu’en des moments clefs : lors du combat imminent de Siegfried contre le dragon (ce qui est pour lui l’occasion d’ajouter à sa noirceur : il considère que l’anneau est sien, qu’il lui a été dérobé par Wotan, omettant qu’il a lui-même dérobé l’Or, il se considère comme volé et non comme voleur, occasion également, lors de son altercation avec Mime de révéler l’ignominie des deux frères. Non, l’Albe noir n’est pas l’alter ego de l’Albe blanc. Jamais l’immense tendresse de Wotan pour sa fille n’aura d’équivalent chez Alberich). Il reviendra une seconde fois, sentant la venue du déroulement final, pour exhorter son fils Hagen –conçu dans la haine, élevé dans la haine et l’esprit de vengeance – à s’emparer de l’anneau. Sur le ‘’Sei treu ! Treu ! ‘’ il disparaît définitivement.
Par le Tarnhelm Alberich a conçu le pouvoir de se rendre invisible, mais son invisible présence contamine l’œuvre au travers des leitmotive qui lui sont attachés : servitude, pouvoir de l’anneau, malédiction, travail destructeur, qui obsessionnellement viennent contrer les intentions et les projets de l’ensemble des protagonistes (exemples remarquables : l’enthousiasme amoureux qui s’empare de Siegmund et Sieglinde, dans les trois dernières mesures du premier acte de la Walkyrie est anéanti sur son chemin par le thème de la servitude, dans l’atroce scène où Siegfried arrache l’anneau à Brünnhilde, le thème des Walkyries le dispute à celui de la malédiction, quand Brünnhilde réalise le subterfuge opéré entre Siegfried et Gunther, que ce n’est pas ce dernier qui lui a arraché l’anneau, c’est le travail d’anéantissement qui accompagne ce moment).
Les thèmes liés à Alberich, disséminés tout au long de l’œuvre, actualisent son invisibilité, c’est-à-dire, ce phénomène faisant croire que n’est présent que ce que l’on perçoit. Mais le leitmotiv nous révèle ce qui est en dessous de l’immédiat perçu, pour le renforcer, le contredire, le détourner, se jouer de ce que l’on croit. Mais il ouvre alors à une nouvelle invisibilité dont la première n’était qu’une annonciation. Si le thème de la servitude vient se moquer de l’extase de Siegmund et Sieglinde, ce n’est pas seulement la malédiction d’Alberich qui revendique ses droits, c’est que cette malédiction issue du pouvoir et de la sensualité frustrés, est elle-même une impasse. L’on est habitué à dire que l’Anneau du Nibelung est habité par la philosophie de Schopenhauer. Le cas d’Alberich en est l’illustration.
Pour conquérir l’Or et le transformer en l’anneau, Alberich doit renoncer à l’amour, Woglinde : «Seul celui qui renie le pouvoir de l’amour seul celui qui bannit le plaisir d’aimer, lui seul pourra par magie imposer à l’or la forme de l’anneau ». Elle tient cette information du Rhin, le père : ‘’Der Vater sagt’ es’’. Mais comment comprendre un tel dictat d’une entité ? Nous sommes ici dans une idée essentielle de la pensée de Schopenhauer, la critique de la causalité. Dans le cadre de l’étiologie –science des causes – on peut se faire une idée de la raison pour laquelle l’Or ne s’obtient que par le renoncement à l’amour et son implication : sa potentielle transformation en anneau maléfique.
On peut penser que la double transgression de Wotan – victime d’une perpétuelle insatisfaction – d’une part s’abreuver à la source sacrée de la sagesse, source aussi de toute connaissance, qui coule au pied du frêne du monde, symbole de toute origine, un équivalent du Big-Bang, et d’autres part casser une branche de ce même arbre, afin d’établir ses propres lois vendues comme universelles, conduit à ce que l’arbre se dessèche, alors tout devient virtuellement instable. La série des causalités s’arrête là. Autant dire que nous n’avons pas d’explication. Clément Rosset, commentateur de Schopenhauer résume de la façon suivante : « Les limitations de l’étiologie, qui est condamnée à rester dans le domaine des rapports qui régissent les phénomènes, sans jamais réussir à atteindre leur essence, est pour Schopenhauer un constant sujet de désillusion. L’idée de causalité est un mirage qui promet sans cesse plus qu’il n’apporte en réalité ». Schopenhauer, philosophe de l’absurde. Mais Schopenhauer trouve dans le Wille, le vouloir, par analogie avec notre propre expérience, la force qui préside à toute manifestation tangible. Voici ce qu’en dit Schopenhauer : « (…) l’universalité des phénomènes, si divers pour la représentation, a une seule et même essence, la même qui lui est intimement, immédiatement et mieux que toute autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; (…) ». Transposé à l’Anneau, cela se traduit en ce que toutes les volontés singulières doivent être reconduites vers un seul et même Vouloir universel, aveugle sans finalité, sans but, et finalement absurde.
La première des absurdités étant la pulsion d’Alberich à vouloir prendre sexuellement les filles du Rhin, de croire que le renoncement à l’amour conduit à forger l’anneau et l’anneau au pouvoir absolu. Car tout désir est absurde car inexplicable et sans signification véritablement satisfaisante, ce qui explique l’inaboutissement de tout désir. En effet Alberich a forgé l’anneau, en effet il a asservi les Nibelungen jusqu’à les conduire à des conditions d’existence atroces, en effet il a obtenu d’eux une gigantesque accumulation de métal précieux lui procurant une richesse sans limites. Mais même Wotan a quelque doute sur l’utilité d’une telle accumulation : « Mais à quoi te sert le trésor dans ce triste endroit où tu ne tires rien de tes richesses ? » dit-il à Alberich. Ce dernier lui répond par son intention de conquérir le monde en achetant tous ceux ‘’qui vivent là-haut’’ et «une fois que les hommes seront asservis, vos femmes gracieuses – qui ont dédaigné ma cour — le nain les prendra pour son plaisir, puisque l’amour lui est refusé. Hahahaha ! Vous entendez ? Prenez garde ! Prenez garde aux légions de la nuit, quand le trésor du Nibelung surgira du gouffre muet au grand jour !» La menace est réelle et la malédiction proférée par Alberich peut lui donner des chances d’être réalisée.
Ce que se promet Alberich tient donc à un double plaisir : écraser les dieux et les hommes, disposer des déesses et des femmes à sa guise. L’anneau lui étant dérobé il le maudit voyant ses projets ruinés, et ne rêvera plus que de reconquête. Tous les protagonistes de l’Anneau verront leur existence suspendue à l’efficacité de cette malédiction, et aucun n’y survivra. Mais derrière ce qui est ainsi manifesté agit ce qui est caché. Alberich est soumis au vouloir universel qui a été évoqué plus haut. Le vouloir singulier a un but : l’asservissement de tous chez Alberich, le Pouvoir chez Wotan, la vie amoureuse chez Sieglinde/Siegmund, Brünnhilde/Siegfried, goût pour l’aventure en plus chez ce dernier ; le Vouloir universel n’en a pas : « dans un monde où tout est tendance règne en maître une puissance qui n’est pas tendance : le Vouloir, en tant qu’il est dénué de finalité.» dit Clément Rosset. De cela se déduit un ensemble de leçons pour L’Anneau, et qui l’inscrit bien dans la perspective schopenhauerienne, c’est-à-dire pessimiste.
La fin du Götterdämmerung d’après les didascalies wagnériennes : toute la scène s’embrase après que Brünnhilde s’est précipitée dans les flammes avec Grane. Les flots du Rhin débordent et se mêlent à l’incendie. Enfin le Walhall s’embrase à son tour et les dieux périssent dans les flammes. Ne demeurent que les filles du Rhin, Flosshilde brandit, ravie, l’anneau qui va pouvoir retourner à son absurde alternance de veille et de sommeil. Seul, invisible, Alberich a survécu. A défaut d’avoir atteint son but, il peut se réjouir de la vengeance d’avoir vu périr tous ses ennemis.
Ferdinand Leeke (1859-1937) les filles du Rhin reprenant l’anneau à Hagen
Les filles du Rhin, Alberich, nous voilà revenus au point de départ. Ce qui signifie que L’Anneau est sans causalité et sans finalité. L’une et l’autre supposent une linéarité du temps. Si la dernière cause devient la première de ce qui fut au départ la première, comment justifier l’enchaînement par lequel les causes s’éclairent les unes les autres? Si l’ensemble des causes ne conduit à aucune finalité, s’il n’y a devant soi qu’un retour en arrière et un commencement qui n’est qu’un recommencement, une condamnation à la répétition, et par là même une annulation de tout sens. Si tout doit se répéter selon une nécessité elle-même sans fondement puisqu’il n’y a pas d’explication décisive, alors l’Or du Rhin transformé en anneau est en fin de compte la véritable malédiction de l’œuvre de Wagner, sa propre dimension schopenhauerienne.
En maudissant l’anneau Alberich redouble l’intention de la philosophie de Schopenhauer. Il croit qu’en maudissant l’anneau il le fera porteur d’une malédiction qui atteindra quiconque en usurpera la possession – illusion de l’explication des choses selon le principe de causalité – mais ayant transformé l’Or en anneau il en fait le symbole de l’absurdité de toute entreprise : « Avec cette notion de détérioration du temps, nous pénétrons au cœur même de l’absurde schopenhauerien, et atteignons à sa détresse la plus secrète. L’ennui dont souffre Schopenhauer n’est pas seulement la vanité de toute fin –il est, plus profondément, une maladie du temps. Le Temps, détraqué s’est arrêté. Il ne remplit plus sa mission fondamentale, qui est de faire advenir l’avenir. Plus rien n’advient, il n’y a plus de futurition ; ou, mieux encore, non content de ne pas faire advenir l’avenir, le temps fait advenir le passé » Ces remarques de Clément Rosset semblent parfaitement faites pour s’appliquer à L’Anneau.
Avec le triomphe d’Alberich triomphe la médiocrité des hommes. Ce qui rend pessimiste ce n’est pas tant que l’étonnement philosophique aboutit aux ténèbres dans lesquelles se perd la connaissance, ce qui rend pessimiste ce sont les innombrables illusions que les hommes s’inventent pour penser qu’il est nécessaire de donner une finalité gratifiante à sa vie pour la vivre. Ils ne conçoivent pas d’admettre que la nécessité de vivre à laquelle ils sont soumis est sans nécessité.
Alberich apparaît comme l’axe noir autour duquel gravite L’Anneau. Issu de l’obscurité du profond de la terre il ne peut que concevoir que les ténèbres s’étendent sur le monde. Par lui-même il est un être insignifiant et vil, mais il est animé par des forces mystérieuses, inconnues, toutes puissantes, qui font du temps leur instrument, soit dans sa linéarité impliquant que tout est périssable, soit dans sa forme cyclique où tout revient immuablement à l’identique. Dégradation nécessaire de tout ce qui existe ou répétition éternelle du même, il s’agit bien du même pessimisme schopenhauerien qui est à l’œuvre dans l’Anneau (on se félicite souvent de ce que le thème de la ‘’rédemption par l’amour’’ en conclusion du Crépuscule annonce l’avènement d’une humanité souveraine, mais en tant qu’elle existe elle n’en est pas moins soumise au dépérissement et à la disparition).
Actualité de L’Anneau, ce n’est pas le triomphe de l’Amour qui caractérise l’humanité en ce début de siècle, mais la frénésie alberichienne de vouloir satisfaire tous ses désirs. L’espèce humaine détourne à son profit 70% de la biomasse de la manière la plus épouvantable qui soit : usage sans limites des pesticides dans une agriculture intensive, ce qui provoque une réaction en chaîne de la disparition des insectes volants, donc de ceux dont la vie en dépend, batraciens, reptiles, chiroptères, oiseaux. Surexploitation, surpêche, dérèglement climatique, pollution plastique, espèces envahissantes, tout cela se fait dans l’indifférence générale de l’immense majorité, afférée à une recherche d’une jouissance sans freins, oui, triomphe d’Alberich.
L’interprète chargé d’assumer le rôle va au-devant de la charge prodigieuse de rendre présente la puissance du personnage et les mystères insondables dont il est l’effet. A ce jour, un seul chanteur a pu en rendre musicalement et totalement compte, il s’agit de Gustav Neidlinger.
Il fut ‘’ l’Alberich du siècle’’, en s’imposant de façon absolue dans la seconde moitié du XXème siècle. Né à Mayence le 21 mars 1910, il a bénéficié d’un entourage familial cultivé et musicien. Ses parents et l’école reconnurent rapidement ses dons vocaux, il commença ses études au conservatoire de Francfort-sur-le-Main. Dès l’âge de 21 ans il rejoignit l’Elektron, l’opéra de Mayence sa ville natale. En 1935, il fut engagé à l’opéra de Hambourg où il resta durant quinze ans, jusqu’en 1950.
Sa voix peut être qualifiée de ‘’baryton basse’’ mais le terme allemand de Zwischenfach indique la non assignation stricte à l’appellation. Tour à tour la résonnance de basse, de métal, d’effet d’expansion spatiale envahissant les lieux par la dynamique de sa puissance sonore, les couleurs tantôt noires au moment de la malédiction, mais tantôt d’un noir moins sombre, presque chaleureuse avec Hagen, l’aisance de la diction donnant au rôle d’Alberich son caractère de basse dramatique, inscrit la voix de Neidlinger dans un paysage surprenant. Sa gamme vocale, s’il faut la situer, allait tout naturellement, de la basse profonde au baryton dramatique.
Il fut, et demeure, le seul authentique Alberich par la fermeté de la voix, il n’y a pas d’expiration, pas de tremblement dans le legato, le souffle est vigoureux et inépuisable, tout est parfaitement attaqué et déplié, nous sommes dans la constante alternance de clarté et de noirceur permis par cette circulation de la basse au baryton-basse.
L’extraordinaire richesse de cette voix a été acquise, durant les quinze saisons de chant à l’opéra de Hambourg, par les dizaines de rôles d’une extrême diversité (en vrac et sans distinguer : Masetto, Bartolo, Don Fernando, Kothner, Titurel, Varlaam, Daland, Don Pasquale, Fafner, Osmin, Don Pizarro, etc. etc. etc., la Hamburg Archiv für Gesangskunst a édité en CD où l’on peut admirer toute la diversité de son talent). Il interpréta son premier Alberich en 1939.
A partir de 1950 il fut engagé à l’opéra de Stuttgart, et une nouvelle étape dans la conquête des rôles prestigieux fut franchie (Pizarro, Kaspar, Figaro, Amonastro, Iago et Falstaff, et vinrent les rôles wagnériens : Kurwenal, le Hollandais, Telramund, Amfortas, Klingsor, Sachs et Wotan/Wanderer). En 1952 il rejoint Bayreuth, jusqu’en 1970 il sera une figure dominante da la scène wagnérienne du Festival. Il sera quinze ans Alberich (non qu’il n’y eût d’autres prétendants exceptionnels, mais parce qu’il était incontestablement le plus grand), dix ans Klingsor, six ans Kurwenal, quatre ans Sachs deux ans Telramund et Kothner. Une telle position ne pouvait que conduire à une demande mondiale. Il sera Alberich dans le beau Ring de Jean-Pierre Ponnelle à Stuttgart de 1976 à 1978.
De nombreux enregistrements de Bayreuth incluent Neidlinger, sous la direction de Clemens Krauss, Hans Knappertsbusch, Joseph Keilberth, Karl Böhm. Il figure également dans le Ring de Furtwängler de la RAI. Sont aussi exceptionnels deux Meistersinger enregistrés dans lesquels il tient le rôle de Sachs, le premier à Bayreuth du 10 août 1957 sous la direction d’André Cluytens et le second au Teatro Colon le 27 octobre 1968 sous la direction de Ferdinand Leitner.
Gustav Neidlinger chanta jusqu’à la fin des années 70, sans que sa voix soit fondamentalement altérée, soit durant près de 50 ans. Ce qui est proprement exceptionnel compte tenu de l’extraordinaire diversité de son répertoire et donc le très grand nombre de scènes sur lesquelles il s’est présenté.
Le Da Capo que lui consacra August Everdin quelques mois avant sa disparition, en 1991, nous montre un homme au visage doux et calme, répondant souvent de façon laconique aux questions. Très peu de choses seront dites sur Alberich, sa cupidité, sa convoitise, juste évoquées. Son visage s’éclaire lorsqu’il dit quelques mots sur Hans Sachs, son rôle wagnérien préféré. Avec modestie et tranquillité il passera sur ses 20 ans de Bayreuth, sur Wieland Wagner, sur les chefs qui l’ont dirigé, Furtwängler ‘’ses petits langages de signes‘’ Krauss, Solti, ses partenaires, Mödl, Windgassen, Hotter, Frantz. Seront évoqués aussi ses 47 ans de carrière sans aucun problème de voix. Neidlinger l’attribue à la lente progression de sa carrière, le travail de troupe à Mayence, à Stuttgart, aux innombrables répétitions que permettaient les maisons d’opéra de cette époque et dont le vedettariat à tout prix actuel n’a pas la moindre idée. Il termine par un ‘’Danke Herr Professor’’ traduisant bien le respect dans lequel il tient ceux qui participent avec sincérité au monde de l’opéra.
Et en effet il se tenait à l’écart des célébrations et des festivités, des honneurs et des évènements. Il utilisait le temps que lui laissait sa profession à sa maison et à sa famille, à l’accueil et à la lecture. Toute une vie de modestie et de retenue. Il partit le 26 décembre 1991 dans la paisible bourgade de Bad Ems.
Ce que traduit les ‘’petits langages de signes’’ de Furtwängler, nous en avons un exemple dans la quatrième scène du Reihngold, scène de la dépossession d’Alberich, dans la version de la RAI, par les subtilités chantantes et théâtrales des trois personnages Wotan (Ferdinand Frantz), Loge (Wolfgang Windgassen) et Alberich (Gustav Neidlinger).
A la dramaturgie chantée vient s’ajouter les jeux des leitmotive. Ils sont là pour donner à la scène sa dimension proprement schopenhauerienne, puisque les thèmes de l’Anneau, de la Servitude, du Travail destructeur, de la Malédiction, ne cessent de la traverser. L’épisode durant lequel Alberich est dépossédé progressivement de ses biens par les deux autres qui le rançonnent donne lieu à des intensités orchestrales et vocales époustouflantes, par deux fois Neidlinger tient tête au triple fortissimo de l’orchestre : au moment où Alberich congédie les Nibelungen sur le leitmotiv de la Servitude, une fois le trésor amené sur place : « Weh euch, find’ich euch faul ! Auf den Fersen folg’ ich euch nach » « Tous dans les puits! Gare à vous si vous flânez! J’arrive sur vos talons.» et lorsqu’il maudit l’anneau, toujours sur la Servitude : « So – segnet in höchster Not der Nibelung seinen Ring ! Behalt ihn nun, hüte ihn wohl » « Le Nibelung, dans la pire détresse, bénit ainsi son anneau ! Garde–le donc, veille bien sur lui ».
Durant la tirade de la Malédiction de l’anneau elle-même, Neidlinger développe une tenue de chant totalement juste et circonstanciée, la perfection du chant est à l’unisson de la performance d’acteur. La haine, la méchanceté, le ton prophétique, le désespoir, tout cela est présent et résonnera dans toute la suite de l’Anneau : génie de Furtwängler et de Neidlinger ensemble.
Michel Olivié
Pour écouter Gustave Neidlinger :
Alberich à l’opéra de Chicago en 1971
et son dernier Alberich en 1975 à Bayreuth en utilisant l’adresse suivante :
https://www.operamusica.com/artist/gustav-neidlinger/video/48566