Le monologue, dit Hans Hotter, n’est pas seulement un pivot dans le développement du drame musical, mais également un tournant dans la propre créativité musicale de Wagner, une clé importante dans l’entreprise de réforme du théâtre musical du compositeur. Tout sera perdu si le chant délivre le récit dans un marmottement incohérent, ce qui est souvent le cas quand chanteur et chef d’orchestre n’ont aucune conscience de l’importance du langage poétique et musical. L’impréparation et la méconnaissance du chant wagnérien de bien des représentations actuelles conduisent à ce que Wotan fasse des effets expressifs, se livre à une gestuelle mimant le désespoir, la crainte, l’espérance, etc., sans que le chant vraiment adéquat soit convoqué.
Ce que Hans Hotter met en avant et ce qui dispense le spectateur de se demander quand cela prendra fin et quand il verra le retour du feu d’artifice musical, c’est l’art de chanter piano que vient du lied. A leur tour, les instrumentistes s’ accordent pour dire que c’est la chose la plus difficile à faire car elle implique un balancement entre tension et relaxation, le son doit être tendu dans le sens où la pression sur l’instrument est adéquatement prise en charge et l’articulation claire, bien que le son produit doit donner l’impression de relaxation et de confort (je ne vois pas de meilleur exemple pour comprendre exactement de quoi il s’agit, que le Uilleann pipes irlandais, soit dit pour les connaisseurs).
Comment, se demande Hans Hotter, le chanteur peut-il y parvenir ? comment préparer la narration de telle sorte que le résultat soit la douceur du chant alliée à la claire compréhension de l’expression rendant possible le fait que la scène assume sa juste place dans la dramatique de l’action? Le point de départ se situe dans l’aria mozartienne. Mozart utilise des passages récitatifs pour faire avancer l’action, par lesquels l’expression répond aux évènements de l’intrigue. A cela, Wagner ajoute une valeur de temporalité en faisant glisser l’émotion dans la réminiscence d’épisodes antérieurs, dans des signes avant-coureurs, mais aussi dans la perception du retour d’une émotion passée dans le moment où elle était provoquée par l’évènement qui est maintenant le sujet de la narration, et tout cela dans un entrelacement chanté piano (les exemples que donne Hans Hotter lorsque Wotan s’adresse à Brünnhilde sont le souvenir de la construction du Walhalla et la première fonction des Walkyries). Dans la progression de la scène, le rôle du chanter piano n’est pas seulement de nous rappeler des choses dont nous fûmes témoins, elle nous donne également une nouvelle perception de ce que le personnage pense et sent, comme si ces évènements se dépliaient à ce moment-là.
Tout cela, dit Hans Hotter, le conduit au besoin qu’il éprouve de donner à ces moments importants de la Walkyrie tout leur poids en chantant les passages les plus doux sans rien perdre de la clarté de l’articulation ou de l’expression émotionnelle, et à la nécessité de trouver les moyens de technique vocale le permettant. Le développement de cette technique consiste à prendre le matériel que le musicien lui a donné, et de tenter de comprendre les motivations qui lui firent développer le contenu musical comme il le fit. Par exemple, dit-il, je chanterais « listig verlockete mich Loge » (rusé Loge me tentait) en jouant sur ces sons L comme si j’imitais presque la malice de l’autre caractère abusant Wotan en le conduisant dans des stratagèmes mal évalués. Et ainsi en prenant soin de noter tous les points dramatiquement signifiants, et ayant en tête que l’allitération n’est pas un banal procédé entre les mains d’un maître mais davantage une voie ingénieuse pour créer la symbolique de la musique et du mot, je voulais tailler au plus près en réduisant le volume tout en retenant l’intensité du ton et la clarté de l’articulation jusqu’à ce que j’obtienne le degré dont le compositeur a besoin pour communiquer le composé d’urgence et d’intimité désiré.
Et ainsi, ce qu’il dit plus loin du lied schubertien, la rencontre heureuse de l’unité entre la musique et les mots, donnant au langage une nouvelle dimension d’ennoblissement, est non seulement vrai aussi pour Wagner, mais rend indispensable le rapprochement entre l’opéra wagnérien et le lied de Schubert. Mais l’exceptionnalité de l’art de Hans Hotter ne doit pas s’arrêter là. Elle s’éclaire par ce qu’il dit des autres rôles wagnériens qu’il a interprétés.
Hotter ne s’est pas limité au seul Wotan dans son cheminement wagnérien, et il l’a fait d’autant plus volontiers qu’il admire Richard Wagner d’avoir donné vie à des personnages aux hautes qualités humaines, que le compositeur n’a jamais eu la joie de rencontrer dans sa propre vie. Il n’est pas certain non plus que l’imagination de Wagner les ait créés par défaut, en connaissant sa propre faillibilité de caractère, et aurait souhaité acquérir leurs qualités pour lui-même. Il reste que les rôles de Kurwenal, par sa fidélité et son amitié pour Tristan, de Gurnemanz pour sa fascinante stature, qui ouvre Parsifal comme sage conseillant les autres et qui comprend au IIIème acte qu’il a rencontré celui qui arrêtera l’effondrement de la communauté, qui devient son serviteur, et trouve l’humilité du disciple, sont des figures d’une bonté rare aussi bien dans l’opéra que dans la vie. Gurnemanz est un rôle qui a particulièrement convenu à Hans Hotter par sa tessiture de ‘’ Stehbass’’ (peut-on traduire par basse montante ?), au point de devenir un de ses rôles favoris. Il voue également une grande admiration pour le rôle de Hans Sachs, qu’il a chanté à de très nombreuses reprises, mais pour convenir en fin de compte que la tessiture ne lui ait pas particulièrement convenu, moins que pour les rôles héroïques de Wotan ou du Hollandais, qui correspondaient mieux à sa stature physique que ce qui est demandé à la sensibilité d’un cordonnier poète.
L’approfondissement du rôle de Gurnemanz, Hanz Hotter dit le devoir à Wieland Wagner, ce qui correspond à la dernière partie de sa carrière lyrique. Sa première apparition à Bayreuth date de 1952 . Il avait déjà été appelé en 1939, lorsque le Festival était sous la férule de Winnifred Wagner. Les rues de la ville, écrit-il, étaient festonnées de bannières à swastika, des chemises brunes de ‘’satrapes’’ du IIIème Reich défilaient en grandes enjambées et envahissaient le théâtre. Il préféra éviter d’être mêlé à une telle atmosphère, n’ayant, ‘’à son opinion’’, rien de commun avec quoi que ce soit d’artistique. Le ‘’Nouveau Bayreuth’’ fut vécu par Hans Hotter comme un changement radical par rapport à la conception de tradition classique, pour laquelle il éprouvait une véritable réticence, au point qu’elle lui fit douter de sa vocation lyrique au début de sa carrière. Tout changea avec Wieland Wagner. Il fit venir des artistes nouveaux : Astrid Varnay, Leonie Rysanek, Wolgang Windgassen, George London, Gerhard Stolze. Mais il eut le souci de vouloir une troupe d’artistes familiarisée avec l’approche classique de la scène wagnérienne : Birgit Nilsson, Martha Mödl, Ludwig Weber, Gustav Neidlinger et enfin Hans Hotter .
Wieland Wagner leur apprit la maîtrise du geste, des formes d’expression faites d’économie et de parcimonie. Insensiblement, Hans Hotter commença à sentir les possibilités que l’innovateur lui suggérait d’explorer. La collaboration avec Wieland Wagner lui fut considérablement profitable parce que ce dernier souhaitait discuter plus avant des idées proposées entre les répétitions, non sans difficultés, bien entendu, Wieland Wagner n’avançait rien gratuitement et tenait à ses options, mais restait ouvert, chose qui n’était possible que dans ce nouveau Bayreuth (il est à douter que ce soit aujourd’hui possible, et sous des apparences de modernité on assiste à un retour d’un néo- conformisme).
Wieland Wagner permit à Hans Hotter de revoir entièrement sa conception de l’interprétation, non pas seulement en termes de jeu de scène, mais aussi dans l’utilisation de la parole et du chant, dans l’importance de poser adéquatement la voix et l’habileté à la garder au même niveau. Le processus de maturation vint tard mais ne s’interrompit jamais. Hans Hotter nous donne l’impression, dans ses mémoires, que toute sa préoccupation autour de l’art du chant trouve son aboutissement ultime dans le rôle que les lieder ont tenu par rapport à l’opéra. Comme si la vérité du chant se révélait davantage dans le lied, que ce dernier était ce qui ouvre le sens du texte d’opéra.
Hans Hotter est né en 1909, son âge n’a pu lui éviter de vivre la période nazi en Allemagne et de se trouver confronté à cette réalité. Dans ses mémoires, il évoque à plusieurs reprises cette période. Cela fut d’autant plus difficile pour lui qu’il était déjà célèbre, et que les nazis prétendaient admirer son talent. Lorsque la guerre commença, en 1939, Hans Hotter travaillait sur quatre maisons d’opéra, à Hambourg, où il habitait, à Munich, à Berlin et à Vienne. Circuler de place en place devenait de plus en plus difficile. Bientôt la seule possibilité fut de prendre des trains surpeuplés de jour comme de nuit. Prendre un avion était difficile et devint bientôt impossible. Par son activité sa position restait privilégiée, et il ne tarda pas à sentir une certaine hostilité de la part de ses compagnons de voyage. Ce fut une bien curieuse position que d’être pris entre les préoccupations liées à l’activité lyrique et les tourments engendrés par la guerre.
La moindre prise de distance hors de la réalité circonstancielle ne conduisait qu’à la conclusion que tout ne pouvait être voué qu’à une sale fin. La peur de perdre sa vie, que ce soit lors d’un bombardement aérien soit comme la conséquence d’une dénonciation pesait constamment sur les artistes, et, au fil du temps cela créa une forme de fatalisme entraînant une vie comme engourdie et apathique. Au-dessus de tout dominait la conscience qu’un nombre incalculable de malheureux étaient voués à des atrocités indicibles, et d’y assister impuissants.
A l’opéra de Munich, Hans Hotter avait pour partenaire dans la Salomé de Richard Strauss, et dans la Carmen de Bizet et d’autres opéras une jeune chanteuse qu’il connaissait depuis ses années estudiantines, Hildegard Ranczak. Elle prit un matin le tramway, comme elle le faisait toujours pour se rendre aux répétitions, habillée sur son trente et un, debout sur la plateforme. Dans le goût du jour, elle portait un guilleret petit chapeau à voilette, et le rouge flamboyant de ses ongles faits scintillait à travers la gaze à mailles ouvertes de ses gants. Un passager, incontestablement un nazi zélé, la poignardait du regard, et se crut obligé de grogner sa désapprobation : « C’est une honte ! nos garçons tiennent les lignes dans les tranchées, pendant qu’à l’arrière des coquines sans gêne se pavanent avec leurs lèvres et leurs ongles écarlates ! » Sur quoi, elle leva gentiment sa voilette, et avec la plus grande innocence imaginable, le regardant droit dans les yeux, roucoulant de la manière la plus doucement acerbe qui soit, elle répliqua : « Je pourrais peindre mon trou-du-cul en rouge écarlate que ça ne serait toujours pas ta putain d’affaire, mon pote ! » Le gentleman battit rapidement en retraite et descendit à l’arrêt suivant, pendant que tous les visages dans le tramway affichèrent instantanément un sourire triomphant. Sans doute que Hildegard Ranczak aurait jubilé comme nous jubilons lorsque dans Inglourious Basterds, le film de Quentin Tarantino, toutes les plus hautes instances nazi se trouvent coincées dans un cinéma en flammes, et finissent carbonisées.
Hans Hotter eut la bonne fortune d’être épargné ainsi que sa famille et ses proches (il était marié et avait deux enfants). Sa seule aspiration, la guerre finie était de poursuivre sa carrière hors d’Allemagne, ce qui fut rapidement possible, ayant été absout de toute complicité ou de toute complaisance avec le régime nazi.
De par son prestige Hans Hotter a côtoyé de près tous les grands chefs, tous les grands musiciens, toutes les grandes chanteuses et tous les grands chanteurs des années trente aux années soixante. Ses mémoires regorgent d’anecdotes vécues avec les uns ou les autres, ayant plus ou moins d’intérêt. Mais la personne à laquelle il ne cesse de revenir est Matthäus Römer qui lui proposa dès sa dix-huitième année de lui enseigner le chant, alors que Hotter était surtout attiré par l’orgue. Mais dès les premières leçons Römer sut l’enthousiasmer pour l’art lyrique.
Sa dimension intellectuelle a été décisivement formatrice pour le jeune Hans Hotter. Il fut pour lui un véritable mentor. Ayant chanté Parsifal à Bayreuth en 1909 sous la direction de Karl Muck, et gardé depuis ses entrées, ce fut lui qui l’introduisit auprès de Siegfried Wagner. Hans Hotter voyait en Römer ‘’l’essence du musicien’’, autant capable de faire des récitals que d’interpréter des rôles d’opéra. C’est lui qui développa sa passion pour le récital et l’oratorio, en lui prodiguant tous les conseils nécessaires pour le hisser au sommet de l’interprétation dans ces domaines.
Les toutes dernières pages du livre sont un hommage à Matthäus Römer. Beaucoup de réflexions exposées dans son livre, dit-il, viennent de la pleine conscience et de la pleine compréhension, après bien des années de maturation, de l’enseignement de son maître. Sa reconnaissance est d’autant plus grande que Römer a toujours manifesté la plus grande modestie et la plus grande discrétion, alors qu’il fut une grande basse wagnérienne engagée par Cosima Wagner, et qu’il chanta tous les rôles majeurs de basse.
La carrière de Hans Hotter se partagea donc entre le récital et l’opéra. Matthäus Römer soulignait combien il était important pour un chanteur d’opéra d’amplifier son répertoire par le récital. La différence que Hans Hotter propose en premier lieu consiste en ce que le chanteur de récital doit utiliser sa voix comme un instrument plus qu’il ne doit le faire à l’opéra, parce qu’il doit rendre la musique plus vivante, et pour ce faire il faut que la voix soit vivante, elle doit s’exprimer en toute subtilité. D’autre part plus que dans l’opéra, les mots doivent avoir une importance égale à la musique, surtout s’il s’agit des paroles d’un grand poète. Mais, ajoute Hotter, ce n’est qu’au moment où sa carrière s’achève que se révèle à lui combien les poésies de Goethe, de Heine, de Mörike, de Rückert, résonnent de tout leur sens mystérieux. Ce qui fait écho, d’une certaine manière, à ce que dit Marcel Beaufils à propos du Roi des Aulnes : « Triolets violents, arrachés, que relance, d’un mouvement dont se souviendra l’ouverture de La Walkyrie, une montée d’ouragan retombant en trois noires pointées(…). Il s’agit d’abord, le Lied en témoignera désormais, d’une essence tempétueuse, maléfique et désolante des choses. Les puissances de l’univers sont plus grandes que notre souffrance ou notre amour. Nous entrons dans ce qui sera pour la musique et la littérature allemande, le temps et le monde de la peur. Au bout de cette course, Schopenhauer, Nietzsche et Wagner. »
Michel Olivié, janvier 2017