Quelques minutes avant d’apprendre la mort de Pierre Boulez sur France Musique, je lisais le jugement suivant de Heinz Zednik sur la direction de Boulez du Ring du centenaire : « Je crois qu’il n’est pas tout à fait à son affaire dans cette musique. Il a encore aujourd’hui, des difficultés dans sa manière de la réaliser. C’est délicat à dire, parce que je l’aime beaucoup, je ne voudrais pas le blesser mais… Je crois que le problème est commun à Boulez et à Chéreau. On ne peut saisir en si peu de temps l’essentiel d’une œuvre qui appartient si profondément au patrimoine culturel allemand, même s’il a un impact bien plus grand que sur le simple plan national. (…) Je crois que c’est un homme moderne typique, son domaine est avant tout Stravinsky, Ligeti, Lutoslawski, Stockhausen, etc. Tandis que l’univers wagnérien ne correspond peut être pas à la chambre particulière de son petit cœur… Il n’est peut-être pas fait pour Wagner. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’il est français. Cluytens par exemple, un belge de langue française, était idéal dans Wagner. Il n’y a pas de règle absolue. Quelqu’un éprouve très fort une certaine musique, ou ne l’éprouve pas. Goethe a dit : ‘’Ce que tu ne sens pas, tu ne l’obtiendras jamais. » » Et à propos de Chéreau : « (…) Chéreau est un être absolu, il faut beaucoup de patience. Lorsqu’on a une idée qui ne correspond pas tout d’abord à la mise en scène, on l’introduit progressivement, si progressivement que le metteur en scène l’assimile de lui-même, sans s’en apercevoir. (…) Quand je sais pouvoir rencontrer des difficultés, j’essaie d’aplanir les obstacles en parlant, en étant aimable. Je n’aime pas les disputes. Elles n’aboutissent qu’à irriter les autres. Et pendant les répétitions on a besoin d’une bonne atmosphère de travail, parce qu’alors l’atmosphère sur la scène est bonne aussi. Il arrive parfois que je ne sois pas d’accord avec Chéreau sur un point. Dans ce cas, j’essaie de tirer le meilleur parti de la situation. »
Ces considérations de Heinz Zednik sur le Ring du centenaire sont tirées d’une interview donnée en 1978. Elles ont quelque chose de renversant car nous y retrouvons tout cet art de l’esquive dont il fait usage dans sa superbe apparition en Loge dans l’Or du Rhin. Nul mieux que lui n’a su développer un talent de comédien pour servir toute la rouerie du personnage. L’impénétrabilité de son visage, sa perpétuelle virevolte utilisant toute la scène du théâtre pour aller d’un chanteur à un autre, les deux au service d’une diabolique rhétorique, créent un sentiment de surprise de chaque instant, à quoi l’on reconnait une intelligence. Et en effet de son apparition jusqu’à la fin de la scène sa vivacité, son expressivité, sont telles que les dieux et les géants peinent derrière. C’est bien une flamme que Heinz Zednik restitue. Une des réussites de Chéreau consiste d’ailleurs à faire précéder l’apparition de Loge d’une succession de flammèches.
Mais le passage qui procure le plus de plaisir est l’épisode du voile dans lequel Freia s’enroule et que Loge lui ôte pour s’y enrouler à son tour. L’idée que veut faire valoir Chéreau est traduite par Jean-Jacques Nattiez dans Tétralogies, Wagner, Boulez, Chéreau : « C’est ainsi que Loge, dieu féminin dans les Eddas, se pare du voile de Freia sur le thème de la déesse (OR. : 119), lorsqu’il fait son éloge de la femme. Mais ce voile exprime aussi la fragilité – Chéreau est particulièrement sensible aux matières – puisqu’il est la protection dérisoire de la déesse. Un peu plus loin, Loge joue avec le voile sur le thème dit du regret de l’amour. La féminisation du personnage lui donne une épaisseur inattendue (…).» C’est l’interprétation d’un apologiste du Ring Chéreau/Boulez, mais si l’on y regarde bien, on ne peut s’empêcher de voir dans cette scène un peu maniérée et ridicule, toute l’ironie et la distance dont Zednik est capable. A la question suivante qui lui est posée,«Vous avez des gestes qui suggèrent l’espace, l’objet, l’interlocuteur absents,» il répond : « Oui, je les ai empruntés à la pantomime. Ce n’est pas seulement le visage qui exprime, les mains, le corps peuvent aussi exprimer beaucoup de choses. Mais c’est un vieux truc au théâtre : je dois montrer les objets pour qu’ils deviennent comiques, et si je veux que les deux mille spectateurs comprennent le jeu de scène, je dois l’exagérer. Si je fais de la musique de chambre à Bayreuth, personne ne m’entendra en dehors des deux premiers rangs. Il faut donc une étincelle d’excès, que ce soit presque outré. » (Et c’est une nouvelle pique impertinente, lorsque l’on sait que Boulez tenait à faire savoir qu’il voulait ramener l’orchestre de Bayreuth à de la musique de chambre). D’une contrainte (jouer les précieuses avec le voile), il fait une drôlerie par la distance qu’il sait faire voir par rapport à ce que lui a demandé le metteur en scène.
Quarante années nous séparent déjà de ce Ring du centenaire. Chéreau, et maintenant Boulez, sont partis. Heinz Zednik à soixante-quinze ans. Le temps a consacré ce Ring jusqu’à en faire une référence absolue. C’est quand même oublier le scandale que fut la première à Bayreuth. Et c’est oublier aussi que bien des critiques n’étaient pas illégitimes. Pour en avoir une idée il faut se reporter au livre d’Elisabeth Bouillon Le Ring à Bayreuth, la Tétralogie du centenaire (1980). Apprécier toute la beauté et toute la justesse de ce Ring ne peut se faire sans en voir aussi les défauts de mise en scène et les faiblesses de la direction, certes corrigés au fil des ans, mais sans les gommer totalement.
Le Ring du centenaire stimule plus la curiosité et invite à la réflexion plus qu’il n’apparaît, comme une réalisation achevée et parfaite de la Tétralogie. La personnalité de Heinz Zeidnik qui joue les rôles de Loge, puis de Mime dans Siegfried, en apporte la preuve. Il n’est pas besoin qu’il fasse la démonstration d’un développement vocal considérable, il ne s’agit pas de viser au ‘’beau chant’’. Sous la baguette de Boulez le chant wagnérien devient une sorte de « déclamation rythmée » conforme à ce que souhaitait Wagner : « J’y suis parvenu, disait Boulez, en m’attachant avant tout à l’expression des mots. En plus de cela j’ai allégé l’orchestre d’accompagnement : les chanteurs n’ont plus besoin de forcer, ils peuvent laisser libre cours à la parole pure. Cette ‘’déclamation’’ est en effet beaucoup plus libre et correspond à l’intention de Wagner, surtout dans les scènes dialoguées : « Pas d’airs mais des dialogues », disait-il. Et je crois que nous l’avons en grande partie réalisé. »
Heinz Zednik atteint une sorte d’idéal non seulement dans l’inachèvement lyrique, (il va de soi, étant donnée sa renommée mondiale, et il fut régulièrement appelé au Métropolitan jusqu’en 1998, que cette déclamation n’est pas là pour cacher une limitation vocale, elle est voulue. Il dit lui-même que la formation de sa voix, à Vienne, lui a donné une technique très italienne du point de vue de la couleur et de la légèreté), mais également par son art interprétatif. En ce sens il souscrit pleinement aux intentions exprimées par Pierre Boulez parlant du lien entre la musique et le drame : « La navigation que nous nous sommes imposée est de trouver une nouvelle figuration et que cette figuration ne soit jamais univoque, qu’on soit toujours obligé de dire : oui, c’est ça, mais c’est aussi autre chose en même temps. » Programme 1977 du festival de Bayreuth. De ce point de vue, le second rôle que Heinz Zednik tient dans la Tétralogie, celui de Mime, est extrêmement intéressant à commenter.
Autant dans le rôle de Loge l’incarnation qu’il en fait subjugue les dieux, les Nibelungen et les géants, autant face à Siegfried il fait de Mime un personnage pitoyable dominé par la crainte, l’imploration servile, la lâcheté. A la fois abject et douloureux, martyrisé par Wotan et Siegfried et haineux jusqu’au crime. Dans les trois scènes du 1er Acte de Siegfried Zednik impose la parfaite distance entre chanter et jouer, réalisant exactement le vœu de Wagner, que Cosima avait voulu entretenir durant son règne sur Bayreuth, voeu égaré par la suite. En même temps, il est dit que Wagner investissait Mime des traits physiques et moraux que sa représentation se faisait des juifs. La décision de raviver cette parenté entre Mime et le juif vient de Chéreau : « Chéreau, un peu inconsciemment, a choisi de procéder à ce qu’il appelle maintenant un retournement. Retourner la pieuvre. Retourner l’antisémitisme (allemand) contre lui-même. Ce que nous avons appelé ailleurs avant-garde du sens (sic) triomphe ici de l’Europe libérale, qui préfère qu’on ne parle jamais de ces choses-là. » François Regnault, Histoire d’un Ring, 1980. Ainsi Chéreau en proposant cette superposition du juif en Mime (mais il dit que l’on est aussi libre de ne pas le voir, au nom de la figuration non univoque) inaugure ce qui va faire les délices de cette fameuse ’’avant-garde du sens ‘’, la mise en épingle de l’antisémitisme de Wagner, et qui va voir les scènes d’opéra de toute l’Europe se couvrir de croix gammées et d’uniformes nazis par les pâles imitateurs de Patrice Chéreau, sans compter nombre de littérateurs qui vont voir là l’occasion de briller sans trop se fatiguer (il est toujours agréable de tirer à soi ceux qui sont prompts à défendre le camp du bien). Ce qu’en dit Zednik lui-même est autrement plus intelligent : « Mais du point de vue de la conception profonde de l’œuvre, Wagner avait certainement vu en Mime, jusqu’à un certain point, le petit juif haïssable qui se mêle de tout. Je le crois, parce que je suis moi-même d’origine juive, et je sais trop bien qu’un certain germanisme(Deutschtum) peut trouver de négatif chez des hommes qui ne sont pas d’origine germanique. (…) Il y a eu tant d’atrocités commises depuis le XIXème siècle que l’antisémitisme de Wagner apparaît maintenant sous un jour plus sympathique…»
C’est malgré tout dans ce 1er Acte de Siegfried que la complicité entre Chéreau et Zednik trouve son apogée. Zednik fait de Mime un personnage aux mille facettes comiques, utilisant de la façon la plus efficace, éclairante, inattendue et drôle la profusion d’accessoires imaginés par Chéreau. Mais l’idée majeure tient sans doute au misérabilisme dans lequel baigne tout l’acte. L’ensemble évoque la poésie de l’arte povera ou les œuvres de Tapiés. Zednik fait rejaillir, par exemple toute la belle humilité de Sieglinde en allant chercher en se baissant jusqu’au sol, sous une grille, les morceaux de l’épée, enveloppés dans les pages d’un journal, pour les présenter à Siegfried comme preuve qu’il ne raconte pas des histoires. Mais il y a aussi et comme pour renouer avec Loge, l’épisode de la forge, mettant en parallèle l’enthousiasme inventeur de Siegfried et la folie hallucinatoire de Mime. Auparavant la fin de la deuxième scène concentre toute l’entente entre le metteur en scène, le chef d’orchestre, et le chanteur. Le Wanderer s’éloigne et surgit de façon tout à fait surprenante le thème des flammes, celui qui a précédé l’arrivée de Loge dans l’Or du Rhin, et l’on en est surpris jusqu’à ce qu’un Mime terrorisé à l’idée qu’il a failli perdre sa tête, tire la bâche sous laquelle se dissimule la forge qui se met aussitôt en marche, incandescente. Loge, dieu de la ruse et du feu, Mime, pauvre forgeron, Heinz Zednik réussit une merveilleuse synthèse.
Une versatilité certaine habite Heinz Zednik, qui s’est manifestée durant sa collaboration avec Patrice Chéreau et Pierre Boulez. A propos du Ring de 1979 il dit : « Il reste quelques difficultés techniques, comme par exemple, la question de l’or qui n’est pas bien résolue à mon avis, et qui ne le sera pas tant qu’il y aura ces sacs en plastiques idiots qui s’éparpillent dans toutes les directions. Il faut se baisser pour les ramasser, et cela n’a aucun sens. C’est son affaire (Chéreau), et cela ne nous concerne pas. » Nous ne sommes guère loin de l’état d’esprit de Loge à la fin de l’Or du Rhin : « Ils courent tous à leur perte, s’ils se voient dans leur pérennité. J’ai presque honte d’œuvrer avec eux ; et l’envie très forte me prend de me retransformer en flammes léchantes, et de brûler ceux qui jadis me domptèrent, au lieu de périr avec les aveugles – qu’ils fussent dieux parmi les dieux ! Ce ne serait pas bête, je crois ! Je vais réfléchir : et on verra bien ! » Aborder le Ring sous l’angle du pouvoir réel du feu, de Loge, jusqu’à l’apocalypse finale est un travail qui reste à faire. Ce serait, de toute façon une bien stimulante invitation, surtout si nous l’abordons au travers de la question que se pose Bachelard : « Il suffit d’indiquer que le nœud du problème est au contact de la métaphore et de la réalité : le feu qui embrasera le monde au jugement dernier, le feu de l’enfer sont-ils ou ne sont-ils pas semblables au feu terrestre ? Les textes sont aussi nombreux dans un sens que dans l’autre, car il n’est pas de foi que le feu de l’enfer soit un feu matériel de même nature que le nôtre.» La psychanalyse du feu.
Michel Olivié, janvier 2016