Richard Wagner à Louis II, Lucerne-Triebschen, le 24 février 1869 : « Le développement très poussé du deuxième acte m’a en particulier fasciné d’une manière telle qu’il m’a fallu souvent m’arrêter dans le ravissement (…). Je veux vous signaler l’endroit qui m’a inspiré une joie aussi audacieuse. Siegfried a vaincu Fafner ; les fascinants et ensorcelants murmures de la forêt se transmuent en enchantement : il comprend l’oiseau et s’en va comme conduit par un doux étourdissement (…) Quand à nouveau l’oiseau met en garde Siegfried contre Mime qui, de loin, se glisse vers lui en réfléchissant à qui aurait bien pu donner l’anneau au garçon nous entendons très, très bas le motif de la peine toute pénétrée d’amour de Sieglinde la mère, pour ce fils, qu’en mourant elle a mis au monde. L’oiseau tend sans cesse notre attention par de douces phrases prémonitoires (…) Enfin quand Mime aussi est tué, le sentiment de la solitude totale éclate douloureusement chez le garçon si débordant de courage jusque-là. L’ours, le loup, le dragon sont ses seuls compagnons, l’oiseau de la forêt dont à présent il comprend le langage, est le seul être auquel il se sente apparenté. » Le midi, les murmures de la forêt, les chants d’oiseaux, qui environnent Siegfried à ce moment de l’opéra, créent un instant en suspens tel que le retour des beaux jours peut aussi nous le faire éprouver. Provisoirement, l’anxiété constante qui accompagne notre quotidien, est pour un moment éloignée. C’est l’occasion de mieux prêter attention à cette scène de Siegfried, et plus particulièrement au rôle de l’oiseau.
Pour bien comprendre quel genre de soprano est le plus approprié au rôle, il est bon de cerner la configuration dans laquelle s’inscrit l’oiseau de la forêt. Ce chant de l’oiseau est d’abord la réminiscence du thème de l’avertissement, que chante Flosshilde dans l’Or du Rhin, lorsqu’elle reproche à ses sœurs de ne pas être assez vigilantes quant à la surveillance de l’or : « Des Goldes Schlaf hütet ihr schlecht — Sur l’or qui dort vous veillez mal ». L’oiseau de la forêt est tout autant soucieux des dangers qui menacent Siegfried que l’est Flosshilde à l’égard de ses sœurs. La différence tient à ce que la voix de la fille du Rhin est une voix de contralto, alors que l’oiseau est une voix de soprano. Mais le rapprochement oblige à nuancer à quel type de soprano nous devons nous attendre. Le lien qui unit l’oiseau aux murmures de la forêt nous maintient dans l’attente d’une voix de cristal, l’oiseau doit rester dans le charme. Mais il faut aussi penser à ce qui se cache.
Il nous faut tout d’abord renoncer à comprendre quelle est la provenance de cet oiseau, à s’interroger sur qui l’envoie. Dans les Eddas et la Saga des Völsung , qui ont inspiré Wagner, Sigurdr (Siegfried) tue le dragon, Regin (Mime) boit son sang, lui ôte le cœur, et demande à Sigurdr de le lui faire rôtir. Mais Sigurdr brûle ses doigts au sang du dragon, et les portant à ses lèvres il se met à comprendre le chant des oiseaux. Ces derniers lui révèlent que s’il mange le cœur lui-même, il deviendra le plus sage de tous les hommes. Ils trahissent aussi les intentions meurtrières de Regin contre Sigurdr et l’encouragent à prendre les devants en tuant son tuteur. Sigurdr s’exécute, il décapite Regin, boit le sang du nain et du dragon, et mange le cœur de Fafnir (Fafner). Les oiseaux alors indiquent le trésor du dragon caché dans la grotte et lui révèlent l’existence de la walkyrie Siegrdrifa-Brynhildr (Brünnhilde) endormie dans un château entouré de flammes sur la montagne appelée Hindarfjall, et de la conquérir.
Chez Wagner les péripéties sont moins sanguinolentes. Certes, l’oiseau déjoue au profit de Siegfried les menaces qui pèsent sur lui et lui indiquent l’essentiel : la conquête de l’anneau et du Tarnhelm, la trahison de Mime, le rocher de Brünnhilde, mais il reste néanmoins qu’il y a un double meurtre, un pillage de trésor, et l’invitation à, pour le moins, la conquête d’une femme endormie. Il faudrait donc que la voix de l’oiseau nous rende la pointe de cruauté et de perversion que l’appel au meurtre et à la conquête demandent. La voix de l’oiseau ne doit pas être mièvre, ni confiée à une voix d’enfant, comme cela a pu se voir dans des productions récentes. Wagner poursuit dans sa lettre à Louis II : « Oui, et que signifie l’effroi voluptueux qui le traverse quand l’oiseau lui annonce Brünnhilde ? il ne s’agit pas d’une scène familiale d’enfants. »
A la première représentation de la tétralogie, en août 1876, le rôle de l’oiseau fut tenu par Lilli Lehmann. Dans un livre publié aux Etats –Unis en 1906 : Stars of the Opera, a description of twelve operas and a series of personnal sketches l’auteur, Mabel Wagnalls, nous rend témoins d’une visite à Lilli Lehmann, chez elle à New York ( elle avait quitté l’Allemagne quelques années auparavant, au grand regret des berlinois qui ne l’appelaient pas autrement que par « notre Lilli Lehmann »). L’auteur nous dit : « Son physique et sa voix sont particulièrement adaptés aux portraits mythiques wagnériens, comme la force du vent du nord. Son cri de la walkyrie est une révélation dans l’art de la production du ton. Alors qu’elle était engagée à vie à l’Opéra de Berlin (contrat signé par le Kaiser) elle fut appelée à Bayreuth pour être auditionnée et retenue par Wagner, pour les rôles de Woglinde et de l’oiseau. Elle est le propre oiseau de la forêt de Wagner ! De tous les caractères créés par le maître, incluant des dieux, des demi-dieux, des chevaliers, des bergers, des nains et des géants, les plus originaux et peut-être pour cette raison, les plus aimés des enfants nés de son esprit, sont, croyons-nous, ses filles du Rhin et son oiseau de la forêt (…) l’oiseau de la forêt chante dans les airs, n’importe où, invisible, mais plus impressionnant que les plus grandes présences. La musique de l’oiseau n’est pas très longue, mais elle est d’une beauté insurpassable, et le thème le plus mémorable de l’opéra. (…) Ah ! nous aurions aimé être dans l’audience de Bayreuth quand cet oiseau pris pour la première fois son envol pour le monde ! »
Qu’une cantatrice tienne dans une production du Ring à la fois les rôles de Woglinde et de l’oiseau de la forêt, comme le fit Lilli Lehmann, est une habitude à Bayreuth. De 1896 à 1904 Josefine von Artner a tenu les deux rôles. On peut l’entendre chanter Woglinde, en 1904, dans un extrait du coffret : The Cosima Era – Bayreuth Festival Singers 1876-1906 (indispensable). Käte Heidersbach a interprété le rôle de 1934 à 1940. Sa voix est d’une distinction extraordinaire, dans le rôle d’Agathe du Freischütz, elle fait preuve d’une grande délicatesse, avec une pointe d’impertinence, qui peut donner une idée de ce qu’elle pouvait faire de l’oiseau de la forêt : renversant.
Lors de la réouverture du festival et les années suivantes, Wilma Lipp, puis Rita Streich, puis Ilse Hollweg tinrent le rôle. Les deux dernières l’enregistrèrent, l’une avec Clémens Krauss , l’autre avec Knappertsbusch. Dans l’enregistrement de 1953, Rita Streich avance un beau timbre, l’on entend comme des trilles, mais on peut lui reprocher d’escamoter bien des paroles de son chant, au profit de simples gazouillis. Plus convaincante apparaît Ilse Hollweg, en 1956, sous la direction de Knappertsbusch. Son chant est très articulé, contient de superbes aigus, et l’on entend comme un léger voile de tristesse, ce qui correspond bien à notre attente de ce rôle. Yoko Kawahara, Norma Sharp furent dans les productions Chéreau/Boulez.
Récemment, le rôle a été tenu à la Scala de Milan par Rinnat Moriah, par Anna Virovlansky à Munich. Mirella Hagen a tenu les rôles de Woglinde et de l’oiseau à Bayreuth 2014. Elle est une interprète remarquable des lieder d’Hugo Wolff, ce qui fait d’elle une interprète exceptionnelle de l’oiseau de la forêt. Malheureusement, elle a la malchance d’être dans l’épouvantable mise en scène de Frank Castorf qui, au dernier acte de Siegfried, montre deux crocodiles géants copulant, puis dévorant ce pauvre oiseau. C’est une interprétation purement gratuite (nul n’a compris le sens de ces crocodiles), sadique et perverse. Certes, il y a de l’implicite douloureux, si ce n’est monstrueux dans le Ring, mais justement, il n’en est que plus perceptible si l’on ne fait que l’entrevoir dans les interstices de l’action, du chant et de la musique. André Boucourechliev remarquait : « Siegfried est un mouvement ascendant. De l’ombre à la lumière, de la nuit au soleil, de la caverne au rocher et, dans l’évolution des héros eux-mêmes, de l’ignorance à la connaissance, du sommeil à la lucidité et de la haine à l’amour. » Castorf, par sa volonté délibérée de ‘’choquer ‘’ le public, montre que sa préoccupation majeure est de renverser l’ordre des valeurs et des sentiments auxquels tiennent les spectateurs, de faire triompher le laid sur le beau, le mal sur le bien, ou pire, n’étant qu’un dérisoire reflet de la mode du temps, ne veut signifier que son mépris de tout sens et de toute valeur. Il s’agit, en somme, de la banale expression de la haine de l’humanité. Katharina Wagner ne trouve-t-elle pas, que, dans ce domaine, Bayreuth n’a que trop donné à une certaine époque ? En ce printemps, écoutons et admirons le chant des oiseaux et la beauté des nuages qui passent.
Michel Olivié, mai 2015