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Vivre avec et pour la musique selon Fürtwangler

A l’occasion de la sortie chez Warner Classics d’un coffret des enregistrements faits par Wilhelm Furtwängler, Christian Merlin publie dans le Figaro de ce 30 septembre  brossant un rapide portrait de ce grand chef.

Wilhelm Furtwängler dirigeant l’Orchestre philharmonique de Berlin, au Titania-Palast, à Berlin-Steglitz vers 1950. akg-images

Un coffret de 55 CD dédié à l’un des plus importants chefs d’orchestre de l’histoire du classique permet de comprendre qu’il était autant un créateur qu’un interprète.

Le coffret de 55 CD que Warner Classics consacre à l’art du chef Wilhelm Furtwängler (1886-1954) est un événement capital. Furtwängler incarna la quintessence du chef d’orchestre visionnaire, et la fascination qu’il exerce est à la mesure de la détestation dont il peut être l’objet: on est pour ou contre, jamais au milieu. Après des débuts pour le moins laborieux, ce fils d’un archéologue découvreur du site d’Égine, en Grèce, devient en 1922 la personnalité musicale la plus influente de l’aire germanophone, en succédant à Arthur Nikisch, son modèle, dans ses fonctions de directeur musical du Philharmonique de Berlin et du Gewandhaus de Leipzig. Incarnant la rivalité entre Berlin et Vienne, il ajoute en 1927 la direction des concerts du Philharmonique de Vienne, mais refusera la direction de l’Opéra de Vienne, incompatible avec ses obligations berlinoises: blessure pour les Viennois avec lesquels il gardera cependant un lien ininterrompu.

 Cet idéaliste du XIXe siècle se trompe sur l’avenir de Hitler, déclarant six mois avant son accession au pouvoir: «Jamais ce camelot à la parole chuintante ne jouera un rôle quelconque dans la politique allemande.» Admiré du Führer, il est resté en Allemagne pendant le nazisme. On sait que, au début, il fit son possible pour éviter les lois antisémites au Philharmonique de Berlin et joua les musiques interdites. Goebbels se méfiait de lui, Himmler le mit sous surveillance, Goering propulsa le jeune Karajan pour le concurrencer. Mais son attitude resta ambivalente, et lors de la procédure de dénazification, le général McClure (incarné par Claude Brasseur dans la pièce où Michel Bouquet était Furtwängler) lui reprocha d’avoir donné une «aura de respectabilité au régime».

À l’écrivain Thomas Mann, exilé aux États-Unis, qui se demande comment Furtwängler peut diriger Fidelio dans l’Allemagne de Himmler sans avoir envie de se prendre la tête entre les mains, il réplique: «Thomas Mann croit-il vraiment que dans l’Allemagne de Himmler on ne devait pas jouer Beethoven? Ne peut-il réaliser que les gens n’ont jamais eu autant besoin d’entendre Beethoven et son message de liberté et d’amour humain?» Le drame, c’est qu’ils ont raison tous les deux. En enregistrant avec lui en 1947, Yehudi Menuhin le blanchit avec beaucoup de noblesse.

Son approche de la musique était liée à une vision philosophique de l’art. La musique relevait pour lui d’une expérience vécue, irrationnelle. Il considérait l’œuvre comme un organisme vivant doté de sa croissance et de ses transformations, semblable à la métamorphose des plantes. D’où sa conception souple du tempo, jamais métronomique, tout en transitions. C’est pourquoi on l’a toujours opposé à l’autre pôle que représentait Arturo Toscanini, avec sa recherche de clarté, d’exactitude, de symétrie.

Érudition captivante

On l’accusa d’imprécision, ironisant sur sa gestuelle floue, mais entendre un orchestre qui attaque ensemble ne l’intéressait pas. En réécoutant ces interprétations, on a plus d’une fois l’impression que, lorsque l’orchestre démarre, le son avait déjà commencé. Ses interprétations se développent sur de grandes arches, plus importantes que la précision du détail. On en a conclu qu’il était hostile au disque, à cause de son découpage en séquences. Cette intégrale permet de se rendre compte qu’il n’en est rien, et qu’il s’est laissé très tôt convaincre de l’importance de ce nouveau moyen de communication: ses premiers enregistrements datent de 1926.

Le coffret réunit la totalité des enregistrements commerciaux de Furtwängler. Ceux réalisés en studio, mais aussi quelques live expressément destinés au disque, comme la célébrissime Neuvième de Beethoven à Bayreuth en 1951, mais aussi de captivants extraits wagnériens de 1937 à Londres, avec une distribution vertigineuse. La plupart sont du catalogue EMI (His Master’s Voice fut son plus fidèle éditeur), mais on trouve aussi les enregistrements pour DG et Decca. Le travail éditorial de Christophe Hénault est exemplaire de rigueur: chaque fois que c’était possible, les matrices originales ont été retrouvées, les prises additionnelles ajoutées, et la restitution sonore est un modèle du genre. Le texte de présentation de Stéphane Topakian remet en perspective l’histoire de Furtwängler au disque avec l’érudition la plus captivante.

 Les orchestres sont principalement les Philharmoniques de Vienne (58 enregistrements) et Berlin (43). Les compositeurs les plus présents sur les 55 CD sont Wagner (24 œuvres), Beethoven (22) et Brahms (10), avec d’intéressants pas de côté vers Tchaïkovski ou des pièces de genre. La logique éditoriale laisse de côté la discographie live, véritable forêt vierge. On n’y trouvera donc pas la Première de Brahms à Radio Hambourg, ni les concerts et opéras de Salzbourg. Pas même une symphonie de Bruckner complète, puisqu’il n’a pas enregistré en studio ce compositeur cher à son cœur. Quant aux incroyables bandes radiophoniques de la guerre, plus survoltées que les disques plus tardifs, le label du Philharmonique de Berlin les a réunies en 2019 en un coffret de 22 CD. Ce que nous offre Warner aujourd’hui, c’est de disposer dans toute sa vérité du legs officiel d’un chef créateur autant qu’interprète, pour qui la musique avait partie liée avec la transcendance.  

 

POUR RAPPEL, voici le lien avec l’article de Michel Olivié paru dans la revue 2017 de notre cercle, à propos de ce  grand chef d’orchestre

 

A propos de mises en scène

Le Capitole de Toulouse vient de présenter la Gioconda d’Amilcar Ponchielli  dans une mise en scène d’Olivier Py avec une très belle distribution .

A cette occasion nous est revenu en mémoire l’article, opéra : des génies et des hommes, de Christian Merlin  publié  le 4/2/2019, époque à laquelle le Théâtre de la Monnaie proposait cette même mise en scène de la  Gioconda Opéra : des génies et des hommes. 

Le voici:

Opéra: des génies et des hommes.

«La Gioconda» mise en scène d'Olivier Py, à La Monnaie, à Bruxelles. 
© Baus / De Munt La Monnaie

CHRONIQUE – Warlikowski, Castellucci, Tcherniakov et Py: ils sont quatre metteurs en scène, stars de la scène lyrique, à l’affiche actuellement. Une conjonction qui renforce une impression d’essoufflement.

Début de la deuxième partie des Troyens de Berlioz mis en scène par Dmitri Tcherniakov à l’Opéra Bastille: le public parisien hue un décor qu’il juge vulgaire et déplacé. Début de La Gioconda, de Ponchielli, mis en scène par Olivier Py à La Monnaie: un homme nu entre en scène, le public bruxellois applaudit. Il y aurait une étude à faire sur le comportement des différents publics! Olivier Py et son génial scénographe Pierre-André Weitz (on ne rappellera jamais assez combien leur travail est indissociable), se citent beaucoup dans cette Gioconda, qui pourrait apparaître comme un exercice de recyclage un peu paresseux.

 Py est bel et bien un homme de spectacle, qui met le spectaculaire au service de l’expression

Pourtant, son génie de l’opéra, que Timothée Picard, dans le livre qu’il consacre au metteur en scène chez Actes Sud, définit comme fondamentalement lyrique, trouve matière à déploiement dans cette œuvre pleine de sang et de larmes. La machinerie des décors impressionne autant par sa force évocatrice que par sa mobilité et sa capacité à accrocher la lumière: Py est bel et bien un homme de spectacle, qui met le spectaculaire au service de l’expression. Violence, érotisme, théâtre: tous les ingrédients sont réunis pour une soirée, certes sans arrière-plan philosophique, mais après tout le mélodrame de Ponchielli ne les appelle pas. Pleine de bruit et de fureur, la direction d’orchestre enflammée de Paolo Carignani va dans le même sens, tout comme la Gioconda exceptionnelle de Béatrice Uria-Monzon, port de reine, incarnation passionnée, voix intense et charnue, tessiture aussi large que longue: magnifique reconversion en soprano de celle qui fut une si belle mezzo. Les autres premiers rôles, que ce soit le ténor Stefano La Colla, le baryton Franco Vassallo ou la mezzo Silvia Tro Santafé, se réfugient malheureusement dans un chant en force qui frôle la caricature, mais qu’à cela ne tienne: ce n’est pas la «Bibliothèque rose».

En l’espace de huit jours, entre le 21 et le 29 janvier, nous aurons donc vu à l’œuvre les quatre metteurs en scène d’opéra qui comptent, chouchous de la scène lyrique contemporaine: Warlikowski, Castellucci, Tcherniakov et Py. L’occasion d’une sorte de bilan d’étape. Pour constater d’abord que ce sont quatre approches et univers singuliers, confirmant que la notion commodément employée de «mise en scène moderne» ne veut pas dire grand-chose: Castellucci est un plasticien qui crée des mondes, Warlikowski un imaginatif en quête d’associations d’idées qui font résonner l’œuvre autrement, Tcherniakov un rigoureux qui démonte le mécanisme des opéras pour mieux le reconstruire, Py un conteur en images qui raconte l’histoire sans la réécrire.

Tuer la poule aux œufs d’or

On reconnaît l’univers esthétique de chacun au premier regard, et leur approche d’un texte n’est foncièrement pas la même, puisque Castellucci part des images, Warlikowski de l’inconscient des personnages, Tcherniakov des rouages de la dramaturgie, du récit. Mais nous avons aussi observé que, à un degré ou à un autre, ils semblaient marquer certains signes d’essoufflement. On ne résoudra pas ici l’éternelle question: jusqu’où un metteur en scène a-t-il un style, à partir de quand se répète-t-il? En revanche, on notera que, dès que le talent d’un metteur en scène sort du lot, il est demandé partout, et se met à enchaîner les productions sans relâche. Comment, dès lors, garder suffisamment de fraîcheur pour se renouveler, s’imprégner d’une œuvre sans donner l’impression d’y appliquer des recettes qui tournent au procédé? C’est la responsabilité des directeurs comme des metteurs en scène, de ne pas tuer la poule aux œufs d’or. Tout en favorisant l’émergence de nouveaux talents, de nouveaux regards.

 

Le Graal à l’épreuve des Filles-Fleurs

Château de Montségur  :  le Monsalvat de Richard Wagner

 (photographie B. Rieger)

La forteresse de Montsalvat, qui fut bâtie par Titurel afin d’en faire un sanctuaire pour accueillir la Lance qui blessa le Christ et la Coupe qui reçut son sang, tous deux descendus du ciel par des Anges sur l’ordre de Dieu, ce dernier soucieux de faire barrière au Mal grandissant sur terre, abrite à la fois une extrême douleur et une extrême joie, la plaie d’Amfortas parasite l’attention à la Sainte Coupe. De partout vinrent des hommes bons afin de la servir et de la protéger, les chevaliers du Graal. Seuls, leur bonté et leur courage leur permirent de trouver le chemin de la forteresse. C’est ainsi que  le récit de Gurnemanz, au premier Acte de Parsifal, rend compte du présent angoissant de la forteresse.

La plaie d’Amfortas empeste tout le lieu : « Bouche maudite et purulente, contagieuse ! Montsalvat est comme le fruit qui pourrit par le cœur. » écrira Julien Gracq dans Le Roi Pêcheur. Impardonnable a été la soumission d’Amfortas à la tentation de la chair. Séduit par Kundry, sa vigilance faillit et Klingsor lui infligea cette terrible blessure avec sa propre lance, la lance du jour de la Passion.

 Le sanctuaire du Graal dépérit et s’effondrera à moins qu’un sauveur ne survienne, Parsifal est celui-là. Souffrance ici-bas et, pour s’y soustraire, espérance en l’au-delà est le thème qui parcourt tout le drame musical de Wagner. En cela Wagner rejoint l’esprit du christianisme. Le dévoilement du Graal du premier Acte de Parsifal s’ajuste avec le mystère chrétien de l’Eucharistie.

  Dans le monde occidental, la célébration de l’Eucharistie est une des significations les plus hautes de son sens. La Crucifixion, précédée par la Cène, est l’évènement majeur de son histoire, transfiguré sous la forme de l’Eucharistie, influençant tout le devenir historique, tous les domaines artistiques, toute la vie de l’esprit, jusqu’à nos jours.

Vitrail représentant  la Cène, dans l’église Saint-Sulpice à Breteuil-sur-Iton

 

Vitrail représentant la Crucifixion dans la Cathédrale de Tours

 « Quand l’heure fut venue, Jésus se mit à table avec les apôtres et leur dit ‘’j’ai vivement désiré manger cette pâque avec vous, avant que de souffrir. Car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à son accomplissement dans le royaume de Dieu’’. Prenant alors une coupe, il rendit grâce et dit : ‘’Prenez-là et la partagez entre vous. Car je vous le dis, je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne, avant que le règne de Dieu soit venu.’’ Puis il prit du pain, rendit grâces, le rompit et le leur donna en disant : ‘’Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi.’’ Il fit de même pour la coupe, après qu’ils eurent soupé, disant : ‘’Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous.’’ Evangile de Luc, 22.

Vitrail représentant le saint tenant l’Eucharistie et la coupe de vin dans la cathédrale de Leon (Castille, Espagne).

La simplicité de la Cène rejoint celle de la Nativité.  Les deux sont des épures. Les apôtres sont unis humblement dans un même geste, dans une même foi, un même amour, une même joie. De là toute une humanité prendra son essor, se reconnaissant dans une fraternité invincible. Le repas du Jeudi Saint ouvre à la lumière du Salut, infiniment répercutée dans la répétition de la Parole et du rite. Le « faites ceci en mémoire de moi » résonnera au travers de la célébration eucharistique pour les millénaires à venir. S’installe ainsi un mémorial porteur d’une Parole disant que la mort-résurrection du Christ est l’annonce de notre rachat du péché originel et de  notre salut éternel.

 Néanmoins entre la Passion et l’Eschatologie se situe le temps de l’Attente et de l’Espérance. Une promesse a été faite, elle est rituellement commémorée chaque jour, chaque heure, chaque instant, mais elle n’est pas moins vécue sur le mode de l’absence de sa source même. La Trinité s’est manifestée puis s’est retirée, laissant les hommes absolument libres de leur existence et de la façon dont ils veulent et peuvent l’interpréter. Ils construisirent alors un monde saturé de témoignages de la croyance en cette espérance.

Chateaubriand, 1808
Anne-Louis_Girodet

Nous devons à Chateaubriand, avec son du Génie du christianisme, la dernière tentative sérieuse pour donner du sens au devenir de l’humanité. Dans cet ouvrage,  Chateaubriand reprend les idées fondamentales du christianisme et montre comment la doctrine chrétienne a enrichi tous les domaines du monde occidental. Il met d’abord en avant les principes fondamentaux enseignés par la Bible et les Evangiles.

 

Ce que nous disent fondamentalement les Ecritures Saintes concerne le péché originel. « Il explique l’homme » dit Chateaubriand.  « Sans l’admission de cette vérité, dit-il, connue par tradition de tous les peuples, une nuit impénétrable nous couvre. Comment sans la tache primitive rendre compte du penchant vicieux de notre nature, combattu par une voix qui nous annonce que nous fûmes formés, pour la vertu? Comment l’aptitude de l’homme à la douleur, comment ses sueurs qui fécondent un sillon terrible, comment les larmes, les chagrins, les malheurs du juste, comment les triomphes et les succès du méchant, comment dis-je, sans une chute première, tout cela pourrait-il s’expliquer ? »

   L’implacable malheur qu’est le destin humain trouve sa cause dans la ‘’désobéissance’’ d’Adam et Ève au paradis. L’évènement lui-même est un premier mystère de la doctrine, toute représentation ne peut qu’être qu’approximative. Mais tous les aspects majeurs du christianisme sont auréolés de mystère. C’est la marque même de l’esprit humain que de buter en permanence sur ce qu’il ne peut expliquer. L’essentiel est de ne pas heurter son sentiment par des représentations qui iraient à l’encontre de ce qu’il peut admettre sans contradictions. Tel est le sens de la foi.  Rien, dans la doctrine chrétienne, ne va à l’encontre de notre propension à la moralité qui constitue le fond de notre être.

 Admettre que la condition humaine s’éclaire par la décision originelle de Dieu de chasser Adam et Ève du paradis explique la détresse qui accompagne l’homme depuis la faute originelle. Mais il y a en l’homme une persistance dans l’espoir qui ne peut s’expliquer que par l’intuition d’un Dieu qui ne pourra pas l’abandonné totalement. D’où l’avènement d’un Sauveur qui, par son supplice, son sacrifice est venu apporter l’espérance aux hommes. Ici aussi, pourquoi fallait-il que le Christ endure le supplice de la croix est un mystère. L’eucharistie signifie donc ceci : un mal habite l’homme sur terre, et il est voué à la mort dans un temps bref, néanmoins, par la communion, il garde l’espoir de regagner le paradis perdu.

  L’essentiel de tout ceci est préservé dans Parsifal. Ce qui fait de Wagner l’actualisateur  de la doctrine chrétienne, il a compris que cette doctrine contenait une signification majeure pour tout homme s’interrogeant sur sa condition existentielle. Peu importe, alors de savoir s’il a suivi ou non le dogme dans son orthodoxie. Il s’agissait bien de donner toute son ampleur au mystère de l’eucharistie, à la signification de la venue d’un Sauveur afin de tirer l’humanité de son indignité, par le recours à la musique. Un exemple en est donné par Jean de Solliers dans le commentaire  musical et littéraire du Parsifal de L’Avant Scène de 1982 : « On l’a souvent remarqué : le diatonisme et les accords parfaits colorent dans Parsifal les sentiments de foi confiante et de sérénité tandis que le chromatisme et les dissonances  correspondent aux moments de trouble, de mal, de douleur. Mais il y a aussi des états intermédiaires : les consonances apparentes et qui sont en réalité des enharmonies (…). C’est ainsi que Wagner traduit les nuances les plus fines du sentiment religieux, où la confiance et l’anxiété se mêlent. Les mots ne pourraient nous faire pénétrer aussi loin dans l’ambiguïté du sacré. La musique de Wagner le fait, et c’est en quoi elle est profondément religieuse.»

  Une autre remarque de Jean de Solliers nous conduit à nouveau dans la question centrale du christianisme. Si un Sauveur est venu tirer les hommes de leur errance et leur annoncer que la mort sera suivie d’une résurrection suivie de la vie éternelle, il n’en reste pas moins que tout reste à l’état de promesse, que la religion n’est jamais que la gestion des temps de malheurs équilibrés par l’Espérance. Ainsi à la fin de l’opéra le rôle de Parsifal se ramène à prendre la place d’Amfortas, et d’officier dorénavant à la cérémonie du Graal. Rien ne peut faire que la Chute initiale n’est pas eu lieu et que la totale félicité du paradis ne soit irrémédiablement entachée. Ce que remarque Jean de Solliers c’est que l’opéra se termine comme il a commencé, que nous sommes revenus comme au point de départ : « Et le rideau se referme lentement sur cette scène extatique, conclue par une grandiose cadence plagale qui est comme un geste bénisseur dans un doux accord de La bémol majeur, ton du début et de la fin de ce chef-d’œuvre unique.» Cette identité de ton signifie que pour les humains ne changent que les évènements placés dans le temps, mais que la substance de la condition humaine elle, ne change pas.

La musique composée par Wagner pour Parsifal fait que chaque action, chaque pensée, nées à Montsalvat ou hors de la forteresse, sont accompagnées par le sentiment musical en lien parfait avec eux. La musique peut murmurer lors du dévoilement du Saint Sacrement, lors des tranquilles paroles de la Cène, habiller le rayonnement du Vendredi Saint, aussi bien accompagner le chagrin d’Herzeleide ou l’horrible  souffrance d’Amfortas ou les profonds grondements de la magie noire de Klingsor.

   Mais toujours domine la sévérité que supposent les thèmes de la garde du Graal, de l’espérance en le Sauveur, de la Rédemption. Si  « Ici temps devient espace »,  le déroulement d’un temps linéaire gouverne toute l’histoire. Les vertus théologales foi, espérance, charité en sont la chronologie. Que Wagner en change l’ordre : charité, foi, espérance fait advenir quelque chose de profondément nouveau : l’idée d’une compassion universelle, non seulement envers les humains, mais également pour la nature, les animaux et les plantes. Tout ce qui vit et meurt est soumis à cette mystérieuse étrangeté d’avoir été un moment sur terre et de disparaître à tout jamais.  Nous comprenons alors pourquoi, lors des premières représentations de Parsifal, des applaudissements frénétiques accompagnaient l’apparition des Filles-Fleurs, au grand scandale de l’assistance suivant à la lettre les recommandations de recueillement prescrites par le Maître, mais qui venaient de Wagner lui-même, depuis sa loge.

Est-ce au corps défendant de Klingsor que le jardin qui apparait lorsqu’il fait disparaitre son château, soit un tel déferlement de fleurs en terrasses ? ‘’Un jardin magique qui remplit toute la scène. Végétation tropicale, fleurs splendides et luxuriantes.’’ disent les didascalies.  Fleurs parmi les fleurs, embaumantes, les Filles-Fleurs. Fleurs car cueillies au printemps par Klingsor, elles fleurissent au soleil de l’été, ce qui signifie qu’elles se fanent et périssent à l’automne.

  Mais filles aussi. Leur spontanéité et leur sincérité attestent de leur innocence. Elles sont toutes entières dans leur instant, il n’y a qu’une spontanéité joyeuse. Elles simulent la séduction bien plus qu’elles ne s’y livrent. Elles se contentent de  virevolter autour de Parsifal sans jamais s’approcher véritablement. Sauf une fois, redevenant femmes le temps d’être repoussées par Parsifal. Elles ressemblent plus à des papillons hésitant d’une fleur à une autre, qu’à des femmes charmeuses.

Car ce sont des êtres à peine réels,  Parsifal ne peut les identifier à la fleur ou à la femme. On les verrait plus évanescentes que vraiment incarnées. Comme les fleurs, leur seule justification est d’être là, dans l’instant. Leur sentiment est aussi changeant que leur composition, elles passent de la déploration de leurs ’amants’, occis par Parsifal, pour subitement tomber éperdument amoureuses de lui, pour finir par le traiter tout aussi subitement de lâche, de vilain, de fou.

Parsifal et les Filles Fleurs, 1893
                                                        Henri Fantin-Latour (1836-1904)

Tout se passe comme si leur découverte du monde, avec ses réalités et ses subtilités, venait de se faire, et qu’elles expérimentaient un peu au hasard.  Non, elles ne sont pas de ce monde, elles aussi relèvent du mystère, peut-être plus profond que celui de la religion, plus proche de notre expérience aussi. Avec une extrême justesse, Jean de Solliers, dans son commentaire, dit que le chromatisme musical qui accompagne ‘l’échec de la séduction’, exprime la compassion de Wagner « pour les êtres qui souffrent, surtout ceux qui sont proches de la nature.» Ni la religion ni l’existence ne peuvent cerner les Filles-Fleurs, pas plus que les sortilèges de Klingsor. Elles sont peut-être des entités du Paradis dans lequel Parsifal serait entré par inadvertance. Tout le sens de l’opéra s’en trouverait alors changé.

Ce ne serait pas le long baiser de Kundry qui inclinerait la signification ultime de tout le drame, qui révélerait la bouleversante vérité de la compassion à Parsifal, mais son bref passage par la vérité du paradis (moins de dix minutes) lieu de l’expérience d’un bonheur immédiat, total, éternel, aussi innocent que l’existence animale. Wagner en a voulu autrement, il a rejoint la grandeur de la foi, de l’espérance et de la charité, le paradis n’étant plus qu’une ombre dans le lointain. Mais il a voulu l’épisode des Filles-Fleurs.

 En 1875, deux années avant que Wagner ne se mette à la composition de Parsifal, Zola publiait La faute de l’abbé Mouret. Jeune prêtre de vingt-cinq ans, l’abbé Mouret vit intensément son appel religieux, contrecarré par la passion que lui inspirent les puissances  de la nature. Ce conflit finit par avoir raison de sa santé, et son oncle le docteur Pascal le soigne et le conduit, pour sa convalescence dans un domaine en parti laissé à l’abandon : le Paradou, figure d’un paradis terrestre, où la végétation règne à profusion. Là vivent Jeanbernat et sa nièce Albine. Serge (l’abbé Mouret) et Albine  finissent par vivre un amour fou semblable à deux nouveaux Adam et Ève. Mais le frère Archangies exige que le prêtre rejoigne sa paroisse. Albine comprend que son amant ne reviendra plus et se suicide en s’asphyxiant du puissant parfum des fleurs cueillis au Paradou et rassemblées dans sa chambre.

La mort d’Albine-1898-John Collier (1850-1934)

« Alors, elle chercha des violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu’elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les œillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant des gerbes géantes d’œillets  blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d’œillets rouges, pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore des quarantaines, les belles de nuit, les héliotropes, les lis ; elle prenait à poignées les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes à peine à l’air du soir ; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis comme des paquets de roseaux. (…) le lit n’était plus qu’un grande floraison. Cependant les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout ; elle ne regardait même pas où elles tombaient; la console, le canapé, les fauteuils en reçurent; un coin de lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage, qui faisait des mares dans les trous du carreau. (…) Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l’endormit lentement, très doucement. »

Ces fleurs qui firent mourir Albine, nous les retrouverons quelques années plus tard dans le jardin enchanté de Parsifal. Eternellement les mêmes.

Parsifal et les Filles-Fleurs, Bayreuth 1998

 Chez Zola comme chez Wagner nous rencontrons deux ontologies, celle du divin et celle de la nature. Elles semblent s’affronter dans un antagonisme farouche, tant les aspects de l’un et de l’autre semblent inconciliables. A l’ascétisme religieux répond le débordement profusionnel de l’autre. A la culpabilité répond l’innocence, au sacrificiel le bonheur de l’instant. L’esprit humain est bien incapable de débrouiller l’illusion d’entre les deux.

Michel Olivié

Pour conclure voici une illustration sonore avec les Filles Fleurs de la production toulousaine de Parsifal en janvier  2020 , mise en scène par Aurélien Bory et dirigée par Franck Beermann.

Longer le Crépuscule : Frida Leider

Berlin 1945

 

« À la fin, au milieu du jour, quand le flot de réfugiés diminua quelque peu, je trouvai une famille qui, pleurant de désespoir, me dit que les russes étaient déjà à Frohnau, à seulement une heure de Berlin. Eux-mêmes essayaient de rejoindre l’ouest, les américains et les anglais étaient attendus à Nauen, dans quelques heures. Cette croyance nous donna à tous de nouveau courage et espoir. Mais pour quelque raison ignorée, les américains s’étaient arrêtés à l’Elbe, et le grand courant des réfugiés fut capturé par les russes. Notre situation devenait encore plus désespérée. Le soir, je parlais à notre voisin, le Professeur Weingärtner, un distingué docteur. Lui-même était profondément contrarié et il me terrifia lorsqu’il me dit : ‘’ S’il n’y a pas d’autres solutions, j’ai assez de poison pour nous tous’’. A midi, le lundi, nous entendions la dernière annonce de la radio de Berlin : ‘’ La bataille de Berlin vient de commencer’’.

 Maintenant, sans radio ni téléphone, nous étions coupés du reste du monde, et ne dépendions que de nous-mêmes. Dans l’après-midi, je vis les membres les plus âgés du corps de défense prendre la fuite, épuisés et affolés, à travers Pausin. En grande hâte, des barricades de tanks furent dressées le long de la route conduisant à notre village. Des jeunesses hitlériennes de seize ans, en casques d’acier, armés de poings américains allaient arrêter les russes à Pausin. De la pure démence».

 Dans la nuit l’armée polonaise conquit Pausin. Des soldats polonais descendirent d’un camion, envahirent la maison et repartirent quand il leur fut donné schnaps et cigarettes. Une voiture militaire leur succéda, en descendirent un haut gradé polonais et son chauffeur en état d’ébriété. Ils ouvrirent les tiroirs en les cassant. Ils partirent, revinrent avec d’autres officiers, envahirent la maison. Devant une photo de Walkyrie casquée et armée d’une lance, l’un d’entre eux brandit son revolver en criant ‘’un soldat !’’, heureusement sans conséquences. Le premier officier monta à l’étage, se jeta sur un lit dans une des chambres et sombra dans un profond sommeil.

« Un autre officier, se présentant comme docteur, nous pria ma mère et moi, de quitter notre domicile car ils en faisaient leur quartier général. Nous quittâmes la maison pour toujours. Nous étions là, complètement seules dans la forêt, ne sachant où aller. J’étais totalement déroutée quand soudain je vis les Weingärtners dans leur jardin. Ils nous invitèrent immédiatement à partager leur maison.»

La maison du docteur Weingärtner se transforma en refuge pour les femmes et les enfants devant l’avancée des troupes soviétiques. Ils pensaient être protégés par le drapeau de la croix rouge qu’exhibait le toit de la maison. S’engagèrent alors de violents  combats entre les nazis et les russes. La maison devint un va-et-vient permanent de soldats. Le docteur soignait les blessés. Toutes les nuits des soldats s’introduisaient pour avoir du Schnaps tout en menaçant de fracasser la porte.

 « Une nuit ma mère et moi nous étions assises avec le docteur et sa femme dans la salle à manger, tous dépressifs et nerveux, lorsque, un peu avant minuit, on cogna à la porte et trois officiers polonais entrèrent avec prudence, leurs regards méfiants inspectant toutes choses dans la pièce. L’un d’entre eux vint s’assoir près de moi, me regardant attentivement au travers de ses yeux mi-clos. En mauvais allemand il demanda de quoi manger et de quoi boire. Le docteur s’empressa de lui donner du jambon et une bouteille de Schnaps. Il mangea très peu pendant que ses deux camarades s’assirent sur une couche et ne nous quittaient pas des yeux. La pièce était seulement éclairée par une seule chandelle, et nous nous demandions ce que leur visite signifiait. Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas ce qui a fait que cet officier assis à côté de moi me demanda si j’étais une artiste, Dieu seul sait ce qui a fait que j’ai pu lui inspirer cette idée. Je lui dis que oui et je tentais de commencer une conversation sérieuse avec lui, lui parlais de mon mari qui avait émigré, et combien il était l’ami intime du fameux directeur de théâtre polonais Pawlikowski. Immédiatement les trois se mirent sur leurs jambes : le nom de Pawlikowski opéra comme un miracle. Ils changèrent totalement, souriants, gesticulants, et me demandèrent si je voulais chanter quelque chose pour eux. Je chantais un air de Beethoven, et quand j’eus fini ils se levèrent silencieusement, s’inclinèrent respectueusement et quittèrent la pièce. »

 La victoire était proche. Un matin un régiment de cosaques, s’étant enivrés pour fêter la victoire, surgit au galop de leurs chevaux dans la propriété, faisant craindre le pire. Un officier fit seulement savoir au docteur que tout le monde devait quitter les lieux. Tous s’éparpillèrent, poursuivis par le fracas des bombardements, les tirs des canons et des tanks. Ils trouvèrent refuge dans des fermes alentours, dans des cabanes, dans les bois, survivant comme ils le purent, en proie à la faim et au froid, voyant Berlin en flammes dans le lointain, jusqu’au 8 mai 1945.

 Frida Leider

 

 Ce récit, nous le devons à Frida Leider, dans son autobiographie Das war mein Teil, en 1959. Son mari, Rudolf Deman, juif, s’était réfugié en Suisse, à la suite de l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne qui lui fit perdre sa nationalité, puis il y eut la Nuit de Cristal. Si Frida Leider ne le suivit pas dans cet exil, c’est que l’intrication entre la politique et sa carrière d’artiste lyrique était particulièrement complexe et traumatisante.

Le 16 janvier 1933, elle faisait ses débuts au Metropolitan de New-York, dans le rôle d’Isolde, Lauritz Melchior était Tristan, Artur Bodanzky dirigeait, Gatti-Casazza, depuis longtemps déjà directeur du Met, resta sur le côté de la scène durant toute la représentation, et descendait lui-même le rideau à la fin de chaque acte. La presse, le lendemain, était admirative de sa prestation.

 A la suite de quoi, elle eut le privilège, toujours avec Lauritz Melchior, d’être invitée à chanter lors des matinées des Bagby concerts, du nom de son instigateur. L’intention était de faire connaître les musiciens les plus appréciés de l’époque à la haute société américaine.

 En ce mois de janvier 1933, elle chanta Brünnhilde et Kundry se hissant ainsi au niveau des plus grands interprètes du Metropolitan.

 Ce fut le lendemain d’une de ces représentations, le 30 janvier 1933 au matin, que son mari la réveilla pour lui annoncer qu’Hitler était devenu le chancelier de l’Allemagne. La nouvelle était terrifiante. Ils ne rentrèrent pas tout de suite dans leur pays, elle avait de nombreux contrats à honorer, à Monte-Carlo, à Paris, à Londres.

C’est à Paris qu’ils en surent davantage sur la situation en Allemagne. Ce qu’ils apprirent était confus et contradictoire. Tietjen, qui dirigeait les destinées de tous les opéras d’Etat depuis 1929-30, dont Bayreuth, envoya un télégramme pour lui faire venir chanter Kundry, à Pâques, au Staatsopera de Berlin. Ils décidèrent de rentrer à Berlin sans retard. Frida Leider trouva des changements angoissants dans sa ville natale. Des drapeaux flaqués de swastikas flottaient partout, les rues étaient pleines d’hommes en tenue de troupes de choc. Goering avait la responsabilité de tous les théâtres de la capitale. Un imperceptible malaise commença à s’installer parmi les artistes.

Tietjen avait de grands projets pour la nouvelle saison de Bayreuth sous régime nazi. Avant tout, il voulait que Frida Leider y prenne part. Lauritz Melchior, quant à lui, invité pour chanter Siegfried, déclina la proposition et fut remplacé par le jeune Max Lorenz. Frida Leider et son mari eurent une longue discussion avec Tietjen sur la situation politique. Goering lui avait donné des pouvoirs que nul autre directeur n’avait jamais eu avant lui. Il était très optimiste pour la suite de la situation. Son talent diplomatique leur fit abandonner leurs scrupules.

Frida Leider , Max Lorenz dans le Crépuscule des Dieux,

Frida Leider fut très impressionnée par les ambitieux projets de Tietjen pour Bayreuth. Elle fut convaincue que le Festival atteindrait l’excellence si ses idées se réalisaient. Et en effet, les plus grands chanteurs wagnériens du moment se plièrent à des répétitions longues et intenses. Ils en furent récompensés par l’exceptionnelle qualité des représentations de cette année 1933. Des artistes juifs, depuis longtemps membres du Berlin Staatsoper, comme Emanuel List ou Alexander Kipnis n’avaient pas encore été révoqués.

 Mais lorsqu’à l’automne elle se rendit à New-York pour la nouvelle saison du Metropolitan, Gatti-Casazza la reçut avec froideur, désapprouvant son engagement au Bayreuth de 1933. Quand elle quitta New-York au début avril 1934, elle n’était pas sûre d’y revenir bien que le contrat pour la saison suivante fût signé. Elle traversa l’océan poursuivie par bien de pensées dérangeantes.

De retour en Allemagne, Tietjen persistait à la rassurer de la situation politique, et elle, en conséquence, de tenter de dissiper les craintes de son mari. On faisait bénéficier les artistes lyriques de hauts salaires, tout en resserrant leur autonomie ; et il lui fût interdit, désormais de se rendre en Amérique, le cœur en peine, elle résilia ses contrats au Met pour les années à venir, bien que l’Opéra persista à lui faire des avances.

Destruction à Berlin

 Sa carrière, dans les années qui suivirent put prendre l’apparence d’une normalité dans la mesure où elle pouvait aller chanter à Paris, à Londres, partout où elle était demandée. Mais cette pseudo normalité était environnée par un climat lourd et pernicieux qui envahissait les esprits tout en entretenant un insupportable non-dit. De retour dans le même train que Furtwängler à la suite d’une représentation de Tristan à Zurich, elle trouva ce dernier profondément affecté par la fuite de sa secrétaire de toujours, Berta Geismar, pour Londres. Il avait devant lui un paquet de lettres non ouvertes, Frida les repoussa dans un coin en lui disant que tous deux avaient besoin de beaucoup de repos.

 Sous la direction de Furtwängler le Staatsoper de Berlin restait à un haut niveau d’exécution. Son attitude totalement apolitique lui évitait tout réel conflit avec le pouvoir nazi. Mais nul ne pouvait éviter de voir que l’art se subordonnait à la politique. En dépit des assurances répétées de la part de la direction de l’opéra, Frida Leider et Rudolf Deman sentaient que le filet se resserrait autour d’eux.

Frida Leider et la famille Wagner, W. Furtwängler et Max Lorenz à Bayreuth,

 Le séjour de l’ensemble des interprètes de Bayreuth, à l’occasion de l’exposition universelle de 1937, à Paris, se révéla particulièrement lugubre. L’enthousiasme que Frida Leider avait suscité en 1933 était révolu. Quelques très rares amis lui rendirent visite durant son séjour mais beaucoup la dédaignèrent. Elle évita toutes les réceptions officielles.

 L’été 1938 vit sa dernière apparition à Bayreuth, une violente crise de nerfs l’obligea à renoncer à une représentation de Tristan. Un tel abandon était plus que rare à Bayreuth, mais il ne surprit pas Tietjen quand Rudolf Deman le lui apprit. Une violente altercation s’en suivit qui n’arrangea pas l’état de la chanteuse. Leider et Deman partirent immédiatement pour Berlin. Cependant, en partie remise, elle revint tenir son rôle pour les dernières représentations.

Frida Leider à droite, son mari Rudolf Deman au centre 
en compagnie de Winifred Wagner,

 Mais l’incident ne fût pas sans conséquences. Frieda Leider ne se sentit plus capable d’endurer la situation qu’elle vivait depuis 1933. Elle tomba sérieusement malade, incapable de suivre son mari qui prenait de toute urgence la route de l’exil pour la Suisse. Mais une autre raison explique ce non-départ. La saison du Staatsoper de Berlin ouvrait avec Tristan, sous la direction de Furtwängler et la mise en scène de Tietjen. Elle-même dit que ce fût sa plus belle prestation : « J’étais, artistiquement, au point le plus élevé de ma carrière, et ma seule pensée était de faire de cette Isolde, à la fois musicalement et dramatiquement, ce qui viendrait du plus profond de mon être. Il est difficile d’expliquer comment je m’y pris pour y arriver, mais je réussis à accomplir ce miracle. Peut-être était-ce le purgatoire de la vie à ce moment-là, ou peut-être l’inexhaustible talent dont me gratifia la nature. Lors de cette soirée inoubliable, je sentis que j’avais atteint le pinacle de ma carrière ».

 La guerre éclata. Elle dut s’aliter pour de nombreux mois. Quand elle fût capable de reprendre son activité au Staatsoper, tout avait définitivement changé. Elle devait affronter une atmosphère glaciale et l’hostilité de tous ses anciens partenaires.

 Elle continua néanmoins à vouloir persévérer dans sa carrière dans les premières années de la guerre. Elle fût même autorisée à donner des représentations du Götterdämmerung à Gênes et à Bologne en compagnie de Max Lorenz. Ce déplacement lui permit de revoir son mari qui se morfondait en Suisse, n’étant pas autorisé à travailler. Elle ne revint pas moins en Allemagne.

 Les opportunités d’opéra se faisant plus rares, elle s’orienta vers des récitals de lieder. Elle jugea que sa notoriété n’avait nullement baissée, et accepta de faire une tournée dans la Prusse de l’est, durant l’hiver 1941-42. Confrontée à l’état des soldats revenant du front russe, elle eut la conviction du désastre à venir.

 Dès lors, une bien étrange conjonction se fit entre l’écroulement progressif du Reich, la persévérance de Frida Leider à continuer à donner des concerts, et la dégradation de sa santé. Au gré des bombardements alliés, les salles de concerts berlinoises étaient détruites, la Philarmonie, la Beethovensaal, la Hochschulsaal. Elle donna un ultime récital le 21 novembre 1943, à la Singakademie. La salle était pleine. Elle chanta des lieder de Brahms, le Winterreise, et termina par le lied d’Hugo Wolf, Blumengrusse. Rentrée chez elle à Pausin, elle fut réveillée par les vagues de bombardiers et le bruit des bombes qui tombaient sur Berlin, à quarante kilomètres de là. Cette fois-là, ce fût le tour de la Singakademie à être détruite.

 L’hiver1943-44 vit l’agonie de l’Allemagne en même temps que le sentiment de perdition de plus en plus grand de Frida Leider. Elle persistait parfois à s’égarer dans Berlin dévasté pour finir par y renoncer, ayant été surprise une fois par un violent bombardement. C’est encore un mystère, confia-t-elle, qu’elle put y survivre, émergeant après des heures passées dans « une cachette étrange et rudimentaire ».

 L’attentat contre Hitler échoua, Goebbels déclara la guerre totale. Privée de la scène et du chant, confinée dans son village avec sa mère, elle se réfugia dans la peinture. Elle commença par l’aquarelle, s’astreignant à la reproduction fidèle de fleurs, de branches, de tout ce que la nature autour d’elle lui offrait. Elle y trouva consolation et évasion de la réalité, ce qui lui permit d’atteindre la fin de la guerre, de voir le retour de son mari, et de se livrer à de nouvelles activités musicales par des leçons de chant données à la nouvelle génération, Fischer-Dieskau fut sont élève.

 L’attitude de Frida Leider face à la guerre est révélatrice d’une tension propre à son être : la réalité cède du terrain face à ses priorités à elle, mais au prix d’une grande dépense d’énergie interne. C’est précisément le sentiment que procurent ses interprétations des  rôles wagnériens. La densité qu’elle donna aux rôles d’Isolde et de Brünnhilde tient à une beauté incomparable du timbre, à une compréhension de la technique du chant wagnérien totalement accomplie, à un travail sur l’expression dramatique longuement réfléchie. Ainsi, de même qu’elle voit sa patrie s’effondrer par la folie d’un peuple tout en maintenant une stature de femme et d’artiste au-dessus de toute défaillance, sa Brünnhilde du Crépuscule, dans les moments les plus dramatiques, fait fusionner la poésie du texte, la subtilité de la musique, et l’émotivité de la sensibilité.

 Sa qualité première fût de choisir elle-même le chemin de son apprentissage. Il l’obligea à faire preuve d’humilité et à se plier aux ternes exigences des théâtres de province. Son premier rôle wagnérien fût celui de Vénus dans Tannhäuser, au théâtre de Halle, le rôle lui avait été imposé comme conditions de son engagement, et elle l’avait appris seule, forte des imparfaites leçons de chant reçues jusque-là. Le plus grand choc de sa vie lui vint de la première répétition avec orchestre. Elle chanta la première phrase de Vénus : Geliebter, sag, wo weilt dein Sinn’’ :   ( Dis, doux aimé, veux-tu t’enfuir?) « L’entrée fût correcte, dit-elle, le chef hocha de la tête pour m’encourager. Et maintenant la musique me portait comme sur des vagues, ma voix se mêlait aux sons de l’orchestre, et le sentiment d’une grande joie flottait autour de moi : un autre moi-même était né ».

 Elle était complètement rassurée musicalement, et le chef était satisfait. Après la première répétition deux chanteuses plus âgées qu’elle, attendaient le directeur du théâtre. Elles étaient sous contrat depuis de nombreuses années. « Leurs regards, dit-elle, parlaient clairement d’eux-mêmes. La bataille avait commencé ».

Auditionnée pour Nuremberg, elle fut retenue pour son ‘’Ho-Jo-To-Ho’’. Il lui permit d’être immédiatement engagée pour chanter Brünnhilde, mais elle pria qu’on lui accorde deux mois de grâce pour mieux apprendre le rôle. De retour à Halle elle demanda au baryton Kerzmann et à la soprano Marie Höst, de venir dans son petit appartement pour passer en revue la musique, le jeu de scène et la technique. Ils ne l’épargnèrent pas dans leurs critiques : ‘’ta voix n’a pas de support’’ (elle ne savait même pas ce que ça voulait dire), ‘’tu ne sais pas ce que tu chantes’’, ‘’tes mouvements sont maladroits’’, ‘’tu n’as aucune idée de Wagner’’. Elle était alternativement félicitée et rabrouée jusqu’au jour où elle se sentit prête, et accepta la proposition de Nuremberg comme invitée.

 Déterminée mais avec assez de crainte elle alla à Nuremberg. Elle fit une répétition en scène avec les Walkyries, en scène, avec le chef Robert Heger, mais sa demande pour une répétition avec orchestre fut rejetée comme impossible. A quatre heures de l’après-midi, elle se rendit au théâtre, essaya son armure, son bouclier, sa lance et son casque. Jamais de sa vie elle n’avait porté un pareil attirail. Ils pesaient des tonnes et elle se mit bientôt à suer abondamment. Néanmoins elle garde le tout jusqu’à son entrée au deuxième acte. Avant que l’acte commence, Heger vint la prévenir de ne pas en faire trop, qu’ils n’aimaient pas ça à Nuremberg.

 Le deuxième acte commença. L’immense introduction musicale, qu’elle entendait jouer pour la première fois, l’emporta avec elle, et le Ho-Jo-To-Ho sortit avec succès. Rapidement elle prit possession de la salle et se sentit en confiance. Tout allait bien jusqu’à L’annonce de la mort. Siegmund était chanté par Pennarini, un chanteur wagnérien de réputation, mais également le directeur de Nuremberg à l’époque. Elle se rendit compte tout à coup qu’il n’était pas très sûr de son texte, une possibilité qu’elle n’avait pas prévue, et une débâcle put être évitée par la présence d’esprit du souffleur qui rappela le texte à son directeur. Le reste de la représentation se passa bien, et elle se félicita elle-même de son succès.

 La presse de Nuremberg attendue le lendemain avec appréhension écrivît qu’elle avait une voix extraordinaire, qu’elle savait s’en servir, mais elle ne comprenait pas pourquoi elle n’avait pas joué davantage. Elle ne pouvait pas croire qu’elle avait été aussi mauvaise. Après tout elle avait fait une entrée et une sortie correctes, réalisé les mouvements nécessaires.

 Le jour suivant le directeur Pennarini la fit appeler. Il l’interrogea sur son répertoire, et, en dépit de l’avertissement de Frankfurter, son agent artistique, elle lui avoua qu’elle n’avait pratiquement rien chanté. Elle n’oublia jamais son regard stupéfait quand il réalisa que le jour précédant, elle avait chanté Brünnhilde pour la première fois. Malgré cela, il était tout à fait prêt à l’engager pour la saison suivante, bien qu’il mit l’accent sur le fait que la saison à venir serait ardue pour elle, spécialement pour les opéras de .Wagner. Après réflexion, elle le remercia, mais elle considérait qu’elle ne se sentait pas suffisamment mature, et préférait d’abord acquérir plus d’expérience dans des théâtres de province moins importants. Ils se quittèrent en bons termes et ne se revirent jamais.

 A Hambourg, elle eut la difficile tâche de succéder à Thea Drill-Oridge armée de la conscience de ses capacités accompagnée d’une dose de naïveté. Le soir où elle chanta Isolde pour la première fois, elle se sentait en superbe forme, sa voix portait dans tout le théâtre sans efforts, et elle sentait une vague de sympathie venant du chef d’orchestre. Löwenfeld, le directeur de l’opéra, hors d’haleine, se précipita vers elle à la fin du premier acte : « Leider, vous êtes merveilleuse. Je ferai de vous la plus grande Isolde ne notre temps ». Le public de Hambourg, connu pour ses réticences, lui fît de longues ovations à la fin de la représentation.

 Mais elle comprit le lendemain, par les comptes rendus de la presse, que le chemin à parcourir était encore long. On lui reconnaissait la qualité de sa voix, mais sa façon de chanter et son jeu d’actrice étaient critiqués comme relevant trop de l’oratorio. Ces critiques l’amenèrent à reconsidérer objectivement sa propre valeur. Elle devait conduire son évolution en fonction de deux plans.

 Il fallait d’abord prendre en considération l’héritage de Drill-Oridge. Elle représentait à Hambourg la tradition wagnérienne. Elle avait eu la joie d’être présente lors d’une de ses prestations. Elle avait une présence gigantesque, sa grande gestuelle dramatique était en accord avec le goût de l’époque. Son style de chant consistait en une forte énonciation exagérée et c’était le seul niveau de dynamique. C’était sans doute très effectif, mais cela ne lui convenait pas. Elle voulait donc avoir une autre approche.

 Elle avait toujours voulu essayer de chanter dans le style du bel canto italien, et par-dessus tout, elle s’efforçait d’intégrer ce style dans ces interprétations wagnériennes. Elle se mit à une étude studieuse des exigences de la dynamique wagnérienne, et graduellement arriva à réaliser que sa technique et la demande wagnérienne avaient fusionné, à la fin, en un gain artistique. Elle mit sa diction sous le microscope. Elle accentuait nettement les notes, mais tentait de le faire en maintenant sa ligne vocale. Jamais elle ne trouva difficiles les longues phrases vocales. Ainsi, elle utilisait toutes les représentations de Tristan pour progresser.

 Elle n’accordait pas d’attention aux louanges de ses collègues, car elle était pleinement consciente de combien elle avait encore à apprendre. Le plus important pour elle, après les représentations, ce n’était pas les réactions de la presse, mais moins exaltant, elle restait concentrée sur les avancées de sa technique. Chaque nouveau rôle était l’occasion de s’engager plus profondément dans la vérité wagnérienne. Mais ces progrès étaient attachés à son lien maintenu dans la durée à l’opéra d’Hambourg.

 Un lien de confiance professionnelle s’était établi entre elle et Löwenfeld. Sa grande expérience de la scène lui permit de la diriger dans le domaine de la composition de rôle, comment laisser ses mouvements épouser la musique. Quand vint le moment de Parsifal — elle allait interpréter Kundry — ce fut à Alfons Schützendorf, qui allait tenir le rôle de Gurnemanz, un chanteur habitué de la scène de Bayreuth, qu’elle se permit de demander ce qu’il pensait de son interprétation d’Isolde. Il lui dit que vocalement elle était parfaitement satisfaisante, mais elle n’avait pas pleinement compris les intentions de Wagner. Pour lui les préliminaires de la compréhension résidaient dans l’harmonie et l’esthétique des mouvements. Qu’ils devaient provenir de la musique que l’on devait sentir pulser dans son corps et dans son âme. Il lui apprit également comment écouter adéquatement son partenaire pendant qu’il chantait, et comment tourner le dos au public sans montrer de la désinvolture. Graduellement quelque chose d’entièrement artistique émergea de leur collaboration. Elle trouva grâce à lui, la chose la plus rare, combiner l’excellence vocale avec une grande aisance d’interprétation.

 Plus elle explorait les rôles wagnériens plus elle réalisait l’énorme demande que Wagner imposait à ses chanteurs. Les rôles de soprano dramatiques s’étendant sur deux octaves et demie, obligent à une grande tension de la voix, et l’exigence wagnérienne est telle que tous les registres doivent être disponibles pour une utilisation à plein volume et cela nécessite une connaissance complète de la technique.

  Elle ne se sentait pas très à l’aise dans le registre des graves, et elle eut recours au professeur Raatz-Brockmann, qui, avec ses nombreuses années d’expérience, pouvait l’aider. Il ne toucha pas aux notes du milieu qu’elle avait toujours chantées sans avoir recours au registre de poitrine. Il commença les exercices au do médian, et lui montra comment produire une douce note de poitrine qu’elle pouvait continuer à l’échelle inférieure sans effort. Jusqu’alors elle avait sapé son registre grave en pressant trop haut avec les côtes inférieures. C’était incroyable de voir à quel point une puissante sonorité pouvait être obtenue sur les notes graves quand il n’y a pas de pression. En les mêlant habilement avec les résonnances supérieures, elle pouvait atteindre les sonorités du registre grave et la beauté de la tonalité.

 Frida Leider mettait le souci de la perfection artistique au-dessus de tout. « Pour l’essentiel, ma vie a consisté en répétitions, représentations, à manger et à dormir, pour ne rien dire de la tension et de l’agitation attenant à ma profession ». Mais cette vie était compensée par les métamorphoses que le travail sur ses rôles, de plus en plus dévolus à Wagner, délaissant les autres compositeurs, apportaient à la scène lyrique.

 Elle fût appelée à Bayreuth en 1928. Une fois de plus elle doutait d’être en dessous de la tâche que lui imposait la place. Bien heureusement, Deman, son mari, était venu en 1914 comme maître de concert et s’était lié d’amitié avec Siegfried Wagner. Les répétitions du rôle de Kundry avec lui la fascinèrent. Il lui expliqua la complexité du personnage et ses transformations comme Richard ou Cosima l’auraient fait.

 C’est son rôle d’Isolde au Covent Garden de Londres qui fît d’elle une cantatrice mondialement réclamée. Elle y chanta de 1924 à 1938. D’année en année, le lieu lui devenait de plus en plus chaleureux et accueillant, plus que n’importe quel autre opéra de par le monde. Elle partageait l’admiration du public avec Lotte Lehmann, Lauritz Melchior, Friedrich Schorr. Le directeur du Royal Opera House, le colonel Eustache Blois avait l’intelligence et la bonté de cœur nécessaires pour lui faire passer ses craintes constantes. C’est ce sentiment de sympathie et d’affection unanime, de mille manière illustré dans son autobiographie, qui lui firent aimer Londres, bien plus que tous les autres lieux, où elle n’était admirée que comme chanteuse, ne voyant en elle qu’une interprète susceptible d’atteindre au sublime mais sans intérêt pour sa vulnérabilité, sans voir que cette vulnérabilité n’était que la surface d’une nature d’acier, au fond, totalement invulnérable.

 Après sa première apparition à Covent Garden en 1924, elle se rendit à Zoppot (actuellement Sopot en Pologne) pour chanter Brünnhilde sous la direction d’Erich Kleiber. La différence de température lui fit prendre froid. Cinq représentations étaient prévues. Kleiber était dans tous ses états, le directeur du théâtre la supplia de ne pas annuler, à aucun prix. Le matin de la première représentation, Kleiber fit éruption dans sa chambre avec un pot de cornichons aigres : « Mange ça et tu seras OK ce soir », elle était totalement désemparée. La préoccupation première de Leider était le Ho-Jo-To-Ho, elle pouvait faire face au reste. Dans l’après-midi, elle alla marcher dans la forêt proche de son hôtel. Revenue, elle se sentit totalement seule, alors elle se concentra afin de s’élever au-dessus de son indisposition, et avec succès. A sa surprise les choses se passèrent mieux qu’elle ne s’y attendait. Son état s’améliora d’une représentation à l’autre, et le succès l’aida à se trouver rapidement elle-même. Indestructible.

 Il existe un enregistrement de la totalité du deuxième acte du Crépuscule des dieux d’une représentation au Covent Garden en 1938. Leider et Melchior sont Brünnhilde et Siegfried, Herbert Janssen est Gunther, Ludwig Weber Hagen, Alois Pernerstorfer Alberich, Maria Nizadal Gutrune, les choeurs et l’orchestre du Royal Opéra du Covent l’ensemble dirigé par Furtwängler.

 Lors de la réédition de cet enregistrement en 2012 le critique Henry Fogel écrivait dans Fanfare la grande revue américaine de musique classique : « Cet enregistrement de Frida Leider est déjà un évènement car ses enregistrements ‘’live’’ sont rares. Mais c’est un évènement parce que c’est magnifiquement chanté, avec chaleur, avec une tonalité pleine, une montée en noblesse qui laisse l’auditeur ébahi. Le registre haut sonne librement, la tonalité est solide, en bas, en haut, elle chante avec présence et intensité. Il y a une chaleur dans la voix, un rayonnement qui est unique. Ni Flagstad, ni Nilsson ne peuvent reproduire ces qualités à un tel degré ».

 Au moment de la représentation Pitts Sanborm écrivait dans le Times : « Je suppose qu’il faut revenir à Lilli Lehmann pour trouver une autre soprano qui délivre la musique avec une telle perfection du phrasé et des nuances, avec un sens de la conception du rôle aussi sûr, avec une telle subtilité et une telle noblesse dans l’expression, avec un tel contrôle affirmé de ses ressources vocales ».

 Nous reconnaissons dans ces deux critiques l’apogée de ce que Frida Leider disait elle-même rechercher au travers de son apprentissage.

 La quatrième scène du IIème acte du Crépuscule s’organise autour d’un pivot qui dramatise toute l’action. Après avoir annoncé que son mari légitime est Siegfried (denn Manne dort bin ich vermählt – c’est l’homme, là-bas, mon mari), elle déclare : ‘’il me prit plaisir et amour (Er zwang mir Lust ünd Liebe ab), mais elle le chante en une reprise totalement identique en orchestration et en chant, à ce que chante Siegfried dans la troisième scène du IIIème acte de Siegfried, au moment où il va donner le baiser qui va réveiller Brünnhilde endormie : ‘’ Alors j’aspire la vie sur les lèvres adorables , dussé-je en mourir’’ (So saug ich mir Leben  aus süßesten lippen, sollt’ ich auch sterbend vergehn).

 Comment donner un sens plus fort à ce qui lie une femme et un homme ? Dans son chant désespéré Brünnhilde rappelle ce moment où Siegfried est prêt à sacrifier sa vie à la beauté qu’il vient de découvrir. C’est sa totale abnégation de lui-même pour l’amener à la vie qu’elle tente de lui rappeler, en vain, puisque Siegfried est sous le sortilège d’Hagen.

 Cela, c’est la création wagnérienne qui le met en place, qui donne son sens au ‘’drame musical’’, mais encore faut-il que les interprètes en soient dignes. Frida Leider, par la féminité de son timbre, l’affirmation nette et douloureuse qu’elle sait exprimer en est l’exemple. Mais il faut avoir entendu un peu avant la rage qu’elle sait exprimer dans son : Betrug ! Betrug ! Schändlichster  Betrug ! Verrat ! Verrat ! Wie noch nie er gerächt ! (Imposture! Imposture! Honteuse imposture! Trahison! Trahison! Comme jamais encore vengée), pour entendre l’intensité du moment.

Ce que Furtwängler réussit à obtenir de ses interprètes, ce sont des couleurs. Au sombre incandescent de Brünnhilde répond l’extraordinaire noirceur d’Hagen qui donne le sentiment de beaucoup plus d’affirmation de soi et de ses intentions que les doux pastels de l’engeance guerrière que sont Siegfried (la réputation de désinvolture attribuée à Melchior convient parfaitement dans cette scène) et Gunther.

 Frida Leider a grandi à Berlin, au début du XXème siècle, à Arkonaplatz, dans le quartier de Mitte au cœur de la ville. Elle partageait son enfance et son adolescence entre l’étude et une grande liberté de circulation dans la ville que lui permettaient ses parents. Elle était proche des enfants de la bourgeoisie berlinoise. De plaisantes réunions étaient organisées autour de pâtisseries et café, de partages musicaux de grande qualité.

 L’atmosphère musicale de Berlin faisait partie des gens dès leur tendre enfance, ce qui explique la prépondérance naturelle de la musique chez les berlinois, et Wagner dirait chez tous les allemands :  « Nous les enfants de Berlin étions enthousiasmés par toutes les sortes de musique. Pendant des heures et des heures nous pouvions aller de cour en cour avec le joueur d’orgue de barbarie. Le tambour accroché à lui, la cymbale, un singe en habit rouge qui finissait par disparaitre sous la veste de son maître, étaient l’avertissement de son passage. Les pièces étaient jetées des fenêtres pendant que les enfants dansaient dans la cour ».

Frida Leider et deux lionceaux,

 Cette vie a été engloutie sous les bombardements alliés durant les dernières années de la guerre. Ce que Frida Leider a vu disparaitre, c’est son enfance, un art de vivre berlinois, allemand, expression d’une haute culture immémoriale.

Frida Leider enfant,

 Tous auraient pu se dire les mots de Brünnhilde, dans cette même scène du IIème acte : Dieux sacrés, guides célestes ! / Avez-vous comploté cela dans votre assemblée ? / M’apprenez-vous à souffrir / comme nul ne souffrit ? / M’imposez-vous une honte comme nul n’en subit ? /

                                                                                   Michel Olivie, janvier 2021

 

           Pour prolonger ce moment en compagnie de Frida Leider retrouver sa voix dans des enregistrements disponibles sur Youtube.

1 ) Le Liebestod (la Mort d’Isolde) dans Tristan und Isolde de Richard Wagner avec le London Symphony Orchestra dirigé par sir John Barbirolli en 1931

 

2)  Nun zäume dein Ross, reisige Maid  dans la Walkyrie de Richard Wagner, acte II scène 2

Frida Leider est accompagné par  Friedrich Schorr  et l‘ Orchestre du Staatsoper de Berlin

3) Nur der Schönheit weiht` ich mein Leben (Visse d’Arte) dans Tosca de Giacomo Puccini

 

 

La vie de Richard Wagner racontée aux enfants

Voici une biographie simplifiée de la vie de Richard Wagner, que Bernadette Fantin-Epstein a souhaité nous faire partager, bien que la plupart des lecteurs de ce site n’appartienne plus au public auquel l’éditeur Nathan destinait ce petit album   dans les années 1950 .

Cette collection proposait aux enfants de 8 à 12 de découvrir au moyen de textes simples joliment illustrés, la vie de Chopin, Tchaïkovski et Mozart, tandis que les albums consacrés  à Paganini ,  à Grieg et   à  Wagner étaient destinés aux enfants de 8 à 14 ans.

C’est à Alexandre Hunt, ancien élève du conservatoire de Vienne, critique musical et fervent admirateur de Richard Wagner, familier du festival de Bayreuth que les éditions Nathan ont confié le soin de résumer la vie mouvementée de Richard Wagner. Il permet aux jeunes lecteurs de découvrir en quelques pages et de survoler la vie bouillonnante de Richard Wagner sans trop d’inexactitudes, excepté en ce qui concerne le décès de sa première épouse (morte de maladie cardiaque et non de chagrin) et le divorce de Cosima et d’Hans von Bulow qui ne fut pas une simple formalité.

Cet album comme tous les autres excepté celui relatif à Grieg a été illustré par André Dugo, un peintre et illustrateur hongrois, satiriste et auteur de livres pour enfants.

 

Jours d’enfance

Frédéric Wilhelm Wagner, employé à la mairie de Leipzig, était mécontent. Napoléon Bonaparte lui avait intimé l’ordre d’organiser des forces de police pour assurer la sécurité des troupes françaises stationnant en Saxe. Les peuples d’Europe en général et les Allemands en particulier étaient prêts à se rebeller et Wagner n’était pas satisfait de la tâche qu’il devait assumer.

Monsieur Wagner n’aimait ni les soldats ni les batailles. C’était un aimable petit homme, qui préférait à tout le théâtre. Ses meilleurs amis étaient des acteurs ou des auteurs de comédie, parmi lesquels Ludwig Geyer, étoile de la scène municipale. Wagner n’était pas riche et Johanna, sa femme, avait beaucoup de peine à élever convenablement ses huit enfants. Les conséquences de l’occupation française, s’ajoutant aux soucis et aux ennuis de la guerre, ruinaient peu à peu sa santé.

Le 22 mai 1813, un neuvième enfant vint augmenter la famille; il reçut les prénoms de Richard Wilhelm, mais, par la suite, ne fut plus connu que sous le nom de Richard Wagner. Les berceuses que lui chantait sa mère étaient interrompues par le bruit du canon et les rafales des coups de fusil. La bataille de Leipzig, l’un des combats les plus importants de cette époque, eut lieu en octobre et mit en quelque sorte fin à l’épopée napoléonienne; les armées françaises battirent en retraite et l’Empereur lui-même passa devant la maison des Wagner pour regagner les frontières françaises.

Une épidémie de typhoïde s’abattit sur la ville après le passage des armées et l’une de ses premières victimes fut Karl Wagner, le petit tabellion. Madame Wagner, ruinée, eût été dans une situation désespérée, si Ludwig Geyer, l’ami dévoué de son époux, n’était venu à son secours. Grâce à lui, deux de ses filles trouvèrent un emploi au Théâtre municipal et purent ainsi aider leur mère dans sa lourde tâche. Quelques mois plus tard, Madame Wagner se remaria avec Ludwig Geyer, et toute la famille partit s’installer à Dresde, car l’acteur avait été nommé au Théâtre Royal de la résidence saxonne.

Geyer fut un père adoptif parfait, sa préférence allant au petit Richard, son favori.

Un jour, voyant l’acteur partir pour une répétition, l’enfant s’accroche à lui, lui disant: « Je voudrais voir le théâtre, Papa, emmène-moi.»

Mais sa mère s’y opposa: « Plus tard, dit-elle, Papa t’emmènera; pour l’instant, tu es trop jeune, mon petit Richard.»

Mais Geyer ne savait rien refuser: « Laisse-le venir, dit-il à sa femme; il sera bien sage et restera assis à m’attendre; peut-être qu’un jour, lui aussi sera acteur. »

C’est ainsi que quotidiennement Richard se rendit au théâtre, où l’atmosphère de tragédie et de musique agit fortement sur son jeune esprit.

A sept ans, il fut mis à l’école près de Dresde. Au grand mécontentement de sa mère, mais peut-être à la secrète satisfaction du compréhensif Geyer, il fut loin d’être un brillant élève. Certains traits de son caractère, qui devaient s’accuser chez lui plus tard, apparurent dès cette époque: une énergie sans limites, un enthousiasme débordant pour tout ce qui lui plaisait et un mépris suprême pour ceux qui n’étaient pas de son avis.

Son aspect physique n’était pas banal. Sur un petit corps fluet, il avait une tête très forte, de grands yeux bleus et de fins cheveux blonds. Espiègle, il aimait à faire des farces, et il garda toujours cette habitude. Les maîtres d’école appréciaient médiocrement sa conduite et maintes fois sa mère eut à intervenir auprès du directeur de l’établissement pour que son fils n’en fût point renvoyé.

Il jouissait d’un appétit féroce. Trois copieux repas par jour lui suffisaient à peine.

Un jour, sa mère quitta la cuisine, laissant sur son fourneau des côtelettes de porc en train de griller.

«Que t’arrive-t-il?, s’exclama-t-elle en revenant quelques instants plus tard et en trouvant Richard ployé en deux et semblant endurer une terrible souffrance. T’es-tu blessé?»

Elle s’agenouilla et entrouvrit la chemise du garçonnet. Trois côtelettes fumantes tombèrent sur le sol.

« Cela me brûle la poitrine, sanglota l’enfant; j’avais si faim et cela sentait si bon!»

Cile, sa demi-sœur, était sa compagne de jeux préférée. Il lui confectionna un théâtre de marionnettes, écrivit les pièces pour elle et habilla les poupées avec de vieux chiffons. Un de ces spectacles, Leubald, était particulièrement dramatique et sanguinaire.

«C’est superbe, dit Cile après que son frère lui eut lu le premier acte, mais maintenant que les vingt-deux personnages sont morts, qu’allons-nous faire pour la fin de la pièce?»

« Ce n’est pas difficile, répondit Richard, je les fais tous revenir comme esprits et nous aurons deux actes où joueront des fantômes.»

Quand Richard eut huit ans, un second malheur bouleversa la famille. Geyer tomba très gravement malade. Le jour avant sa mort, il demanda à l’enfant de lui jouer du piano et le jeune garçon lui fit entendre les simples mélodies que son père lui avait apprises. Geyer l’écoutait avec ravissement.

« Peut-être a-t-il un talent de musicien», murmura-t-il à l’oreille de sa femme.

Minna

Richard fréquenta plusieurs établissements pendant ses années d’études scolaires et eut toujours des ennuis avec ses professeurs en raison de son indiscipline . Ses sœurs faisaient carrière au théâtre et aidaient, ainsi que d’autres membres de la famille, à subvenir à ses frais d’études. Les leçons de musique lui plaisaient et, en peu de temps, il devint bon pianiste. Mais le solfège, l’harmonie, le contrepoint ne lui convenaient guère. Il préférait composer à sa manière ou improviser, ce qui ne faisait pas l’affaire des braves maîtres allemands. Mais le théâtre restait sa passion et il passait des journées entières à lire les traductions des œuvres de Shakespeare en allemand; il se mit même à apprendre l’anglais pour pouvoir les comprendre dans leur texte original.

Parvenu aux années de Faculté, il se mit à composer des opéras et des symphonies dont il put faire exécuter certaines avec succès aux fameux concerts du Gewandhaus de Leipzig.

Durant un voyage à Prague, il rencontra les deux filles d’un riche propriétaire foncier. Elles étaient belles et il les demanda en mariage l’une après l’autre. Il fut repoussé avec des sarcasmes et tourné en ridicule. Pour soulager sa peine et sa déception, il écrivit un opéra tragique et désespéré.

A ce même moment, l’état de ses finances était tel qu’il lui fallait absolument trouver des moyens de subsistance. Durant ses années d’étude, son ami Théodore Apel l’avait généreusement aidé, mais il lui conseillait maintenant de travailler.

« Il faut, disait-il, mon cher Richard, que vous trouviez une occupation vous permettant de gagner votre vie. Vos dettes vont croissant. Pourquoi ne pas enseigner, ne pas diriger un orchestre?»

« Je ne suis pas fait pour gagner de l’argent, répondit Richard avec hauteur; je suis né pour écrire de grandes œuvres et composer de la grande musique; que le monde s’arrange pour m’en fournir les moyens.»

Ses examens terminés, il reçut une offre de directeur musical et de chef d’orchestre au théâtre de Magdebourg. Il était sur le point de refuser ce poste lorsqu’il rencontra l’actrice Minna Planer. Et dorénavant, Minna Planer domina tous ses autres intérêts. Pour elle, il accepta de diriger l’orchestre du théâtre de Magdebourg, où son succès fut réel. L’Opéra de Berlin accepta sa nouvelle pièce; la chance semblait lui sourire; mais, faute de fonds, le théâtre de Magdebourg ferma ses portes et Wagner se retrouva sans situation.

Minna obtint un engagement à Koenigsberg, en Prusse orientale, et Wagner l’y suivit, se contentant du petit poste de chef d’orchestre-adjoint que lui proposait le théâtre.

Le 24 novembre 1835, les jeunes gens se marièrent et partirent pour Riga, où le théâtre local les avait engagés.

C’est là que Wagner écrivit son premier opéra important, Rienzi, tiré d’un roman de Bulwer-Lytton; mais aucun théâtre n’était disposé à monter un spectacle aussi onéreux et les difficultés financières de Wagner devinrent inextricables.

« Il nous faut partir d’ici, déclara Richard à Minna, en revenant de sa visite au directeur du théâtre. Ils déprécient « Rienzi » et me menacent de prison si je ne paie pas immédiatement mes dettes.»

Aidés par quelques amis, le couple prépara sa fuite de Russie et s’embarqua sur un vaisseau en partance pour la France, emmenant un beau chien de Terre-Neuve, fidèle compagnon de Richard. Le voyage s’effectua dans de mauvaises conditions durant de longues semaines. La tempête faisait rage et obligea même le navire à se réfugier dans un fjord de Norvège.

C’est pendant cette traversée que Wagner entendit parler de la légende du Vaisseau fantôme et son imagination s’enflamma à l’idée de l’éternel errant recherchant sans trêve le salut.

Le bateau finit par accoster en Angleterre et, après un court repos, les Wagner partirent pour Paris, but de leurs espérances.

Le   génie enchaîné

Paris était, en 1840, le centre universel de culture artistique et le rêve de tout jeune poète, peintre ou musicien. Wagner y arriva, muni de recommandations pour les plus importantes personnalités du monde du théâtre, entre autres pour Giacomo Meyerbeer, le plus célèbre compositeur de l’époque.

Il fut accueilli aimablement par l’homme du jour et, pour s’attirer les faveurs de Meyerbeer, un théâtre parisien monta un des anciens opéras de Wagner.

Mais l’argent fondait entre les mains de Minna et de Richard et les jours de misère étaient venus. Richard s’efforçait de gagner de quoi vivre en copiant de la musique, en écrivant des adresses d’enveloppes ou en faisant quelques arrangements instrumentaux. Il écrivait des articles ou des historiettes pour journaux ou revues, mais il était hanté par l’idée de la prison pour dettes.

C’est rue de la Tonnellerie, dans la maison où était né Molière deux cents ans auparavant, dans cette impasse noire et triste, que les artistes s’étaient installés, et la promiscuité d’une boutique d’épicerie d’où s’échappaient des odeurs de légumes pourrissants n’agrémentait pas ce lieu.

Au même étage que les Wagner habitait un pianiste qui passait ses journées à s’exercer sur un des plus difficiles morceaux de Liszt et ce bruit rendait fou le malheureux Richard.

« Je n’en peux plus, dit-il un jour à un de ses amis, comment faire pour ne pas entendre toute la journée répéter le même morceau ?»

L’ami eut une suggestion:

 « Nous allons, dit-il, pousser ton piano contre le mur mitoyen et nous jouerons sans arrêt fortissimo, toi et moi, l’arrangement pour flûte et piano que tu as terminé la semaine dernière.»

L’effet fut presque instantané. Dans la soirée, Minna, penchée à la fenêtre, les appela pour leur montrer leur voisin qui déménageait son piano et quittait la maison avec armes et bagages.

Wagner était aussi en possession d’un mot d’introduction pour Eugène Scribe, auteur dramatique réputé de l’époque, et se présentant chez lui un matin, il trouva l’homme de lettres, vêtu d’une somptueuse robe de chambre de soie multicolore.

« Prenez place, Monsieur, lui dit-il, vous allez m’expliquer le but de votre visite pendant que je prends mon déjeuner. Que puis-je faire pour vous?»

Wagner, qui depuis quelques instants humait l’odeur du chocolat succulent, n’en put supporter davantage, affamé tel qu’il l’était; il s’enfuit sans demander son reste et sans donner d’explication à son interlocuteur.

Par l’entremise de Henri Heine, le poète allemand vivant à Paris, Wagner rencontra Franz Liszt, de passage dans la capitale française, au cours d’une triomphale tournée de concerts. Mais l’entrevue fut une déception pour Wagner. Plein d’amertume et devenu soupçonneux à l’excès du fait de sa misère et de sa pauvreté, il ne se sentait aucun point de commun avec le brillant et riche artiste qu’était Liszt, et bien des années passèrent avant que Wagner ne comprît combien l’amitié que Liszt témoignait à son jeune confrère était dénuée d’égoïsme.

Cependant, malgré ses tribulations, Wagner ne désespéra jamais. Il travaillait sans interruption à son Rienzi et fut bientôt à même d’en donner l’audition complète à Meyerbeer. Ce dernier recommanda chaleureusement l’œuvre à l’Opéra Royal de Dresde, où elle fut acceptée. Wagner, alors plein de fougue, réalisa en sept semaines la composition du Vaisseau fantôme. Dresde accepta également cette œuvre, grâce à l’intervention enthousiaste de Meyerbeer, mais aucune avance de fonds ne fut obtenue.

La veille du jour de l’An, les Wagner étaient chez eux sans argent et sans vivres. Quelques instants avant minuit, ils entendirent frapper à leur porte; c’étaient quelques amis, parmi lesquels le fils d’un important marchand de champagne, qui arrivaient avec des paniers pleins de victuailles : des truffes, du pâté de foie gras, du fromage et une douzaine de bouteilles de champagne.

« Nous allons fêter joyeusement le Réveillon, Richard», s’écrièrent-ils, et ils commencèrent à déballer boissons et nourriture. Richard et Minna n’en croyaient pas leurs yeux.

Quand les cloches de Notre-Dame sonnèrent minuit, Richard, verre en main, grimpa sur sa chaise et s’adressant à tous:

 « Mes chers amis, leur dit-il, jamais je n’oublierai cette soirée. Avec des compagnons tels que vous pour m’encourager, je ne peux manquer de réussir et je réussirai. Aujourd’hui, vous êtes venus au secours du plus grand génie de ce temps. »

Parmi les convives, aucun ne se doutait, certes, que ces paroles contenaient une grande part de vérité.

Peu de temps après le Nouvel-An, Wagner décida de rentrer en Allemagne, non sans éprouver un certain nombre de difficultés. Le prix de la diligence dépassait ses moyens. Sa sœur Cile, qui vivait à Paris, vint à son aide une fois de plus. Enfin arriva le jour du- départ. Au moment où il montait en voiture, ses amis lui remirent dix francs pour ses provisions de route et lui offrirent un paquet de tabac. Wagner s’en retournait dans son pays natal, où l’attendaient ses premiers triomphes mais aussi de nouvelles tribulations.

Exil

Les premières années du retour de Wagner à Dresde furent heureuses et paisibles à la fois. Le public avait fait un accueil enthousiaste à son Rienzi et, en une seule soirée, le compositeur était devenu célèbre. Le Théâtre Royal terminait en hâte les préparatifs pour la représentation du Vaisseau fantôme. Wagner s’était vu offrir le poste de chef d’orchestre à l’Opéra Royal et son avenir semblait assuré. Mais Minna restait sceptique et inquiète; elle ne connaissait que trop bien son énergique et instable époux. En plus de sa charge de chef d’orchestre, Wagner avait accepté la direction de la Société Chorale de Dresde et, en même temps, mettait la dernière main au Tannhäuser et préparait Lohengrin.

Bien des sommités du monde musical s’étaient rendues à Dresde pour entendre les œuvres de ce nouveau venu, dont les idées et les théories révolutionnaires les étonnaient et les scandalisaient. Robert Schumann, Félix Mendelssohn écrivirent de sévères critiques, qui trouvèrent audience auprès d’un public que la presse soumettait volontiers à son influence.

Edward Hanslick, critique d’art en vogue, vint voir Schumann à Dresde pour entendre exprimer l’opinion personnelle du compositeur.

« On ne peut s’entendre avec Wagner, dit Schumann, il parle sans arrêt.»

Hanslick alla trouver Wagner.

 « On ne peut s’entendre avec Schumann, dit celui-ci, il n’ouvre pas la bouche. »

Les attaques des journaux contre Wagner devinrent virulentes et l’opinion publique se transforma. Après le retentissant succès de Rienzi, la première audition du Vaisseau fantôme et celle de Tannhäuser furent un échec et les deux opéras disparurent du répertoire.

Mais il y avait néanmoins, au milieu des critiques, une voix qui s’élevait pour encourager Wagner; c’était celle de Franz Liszt qui, après avoir abandonné sa carrière de virtuose, dirigeait maintenant le théâtre de la Cour de ‘Weimar. Il vint à Dresde pour entendre Tannhäuser. Homme généreux et affable, Liszt, ne se souvenant plus de leur rencontre quelques années auparavant à Paris, réconforta Wagner en termes pleins d’enthousiasme non déguisé. « Mon cher ami, lui dit-il, votre Tannhäuser est un chef-d’œuvre et j’espère que vous me permettrez de le faire entendre à Weimar.

Il en sera de même pour Lohengrin dès que vous l’aurez terminé; laissez-moi vous dire aussi que, si je puis vous être utile, je suis à votre disposition. Vous n’avez qu’un mot à dire.»

 Wagner fut profondément ému et, de ce jour jusqu’à la fin de leur vie, l’amitié la plus sincère régna entre les deux hommes. Le salaire que Wagner recevait à Dresde était dérisoire, ses droits d’auteur sur ses pièces, infimes. Il n’est pas étonnant que Wagner ait eu souvent besoin d’aide financière.

Les réformes qu’il tentait d’instaurer au Théâtre Royal le mettaient en perpétuel conflit avec les dirigeants officiels, auxquels il déplaisait par son arrogance. La situation ne devait pas manquer de se ressentir de cet état de choses. Ses demandes d’argent étaient refusées et ses ressources à nouveau de plus en plus précaires.

Wagner était foncièrement rebelle, très conscient de la liberté personnelle de l’individu, et il était inévitable qu’il trouvât des amis parmi les jeunes gens qu’enflammaient les idées d’une politique nouvelle et qui ne craignaient pas de passer à la violence. La police se mit à surveiller Wagner lorsqu’on sut que son perroquet criait à tue-tête: Liberté …  Liberté! La révolution éclata en mai 1849 et -Wagner fut vite au plein cœur des combats de rue. Un meneur, le jeune Russe Bakounine, ordonna à Wagner de grimper dans un clocher d’église et de surveiller de là-haut les mouvements de troupes.

Durant quelques heures l’agitation fut à son comble; des balles atteignaient la tour et frappaient les cloches qu’elles faisaient sonner sans arrêt, produisant une symphonie assourdissante.

La révolte dura quelques jours mais finit par échouer. Les chefs furent pris et condamnés à mort. Wagner réussit à grand peine à fuir vers Weimar où Liszt le reçut à bras ouverts. Il le cacha dans une maison de campagne aux environs de la ville et prépara son départ d’Allemagne. Après un voyage plein d’aventures et de périls à travers la Bavière, Wagner parvint enfin en Suisse. Il devait rester quinze ans sans revoir sa patrie.

En Suisse

 C’est à Zurich qu’il entreprit son œuvre maîtresse « L’anneau des Nibelung», comprenant quatre spectacles consécutifs et représentant sa conception complète du drame musical. C’étaient: L’Or du Rhin, Siegfried, La Walkyrie et Le Crépuscule des dieux.

Minna rejoignit son mari après quelques tribulations et même Papo, le perroquet, retrouva l’épaule familière de son maître. Au lieu de crier: Liberté, Liberté! l’oiseau sifflait des passages de Rienzi ou appelait « Richard» quand son maître était absent.

Un jour, la tranquillité de Wagner fut troublée par l’installation d’un ferblantier au rez-de-chaussée de sa maison. Le martèlement continu rendait fou Wagner, lorsqu’un beau matin, celui-ci se mit soudain à écouter, en extase.

« Voilà justement ce qu’il me fallait!» clama-t-il. Il venait de trouver dans les tintements du métal le thème qu’il cherchait pour la scène de la forge de Siegfried.

 Liszt vint avec un de ses amis, un jeune pianiste, Hans von Bülow, fervent admirateur de la musique wagnérienne, rejoindre Richard à Zurich et les trois artistes passèrent ensemble quelques jours heureux. La première représentation de Lohengrin à Weimar venait, grâce aux efforts de Liszt qui l’avait dirigée lui-même, d’être un succès. Les admirateurs du compositeur et Liszt lui-même étaient prêts à être généreux pour que Wagner pût vivre en paix. Il fit même avec Liszt et Bülow un voyage à Paris. Il y rencontra les filles de Liszt, Blandine et Cosima. Cette dernière devint par la suite la femme de Bülow et, avec son mari, une des plus ferventes propagatrices de la musique de Wagner et de ses idées.

Liszt s’efforça en vain de trouver un éditeur ou un théâtre prêts à financer la parution des Niebelungen, mais personne n’ osait entreprendre une aussi hasardeuse et gigantesque publication, et Liszt engagea Wagner à abandonner son idée et à composer un autre opéra susceptible de mieux réussir.

Wagner, le cœur lourd, écouta son avis et se mit à composer Tristan et Iseult.

Le choix de ce sujet lui était dicté par une raison un peu particulière.

 Il avait rencontré à Zurich un riche marchand de soieries, Otto von Wesendonck, grand admirateur de sa musique, habitant une luxueuse villa, dont les jardins descendaient jusqu’aux bords du lac de Zurich. Wesendonck, mécène généreux, avait proposé à Wagner de lui faire construire non loin de la sienne une maison où il pourrait vivre et composer dans le calme.

Ce projet fut mis rapidement à exécution et Wagner se mit à l’ouvrage avec ardeur. Il se sentait inspiré par la jeune et très belle épouse de son protecteur. Mathilde Wesendonck, poète de talent et musicienne accomplie, comprenait à merveille la nature et les ambitions de Wagner. Sous son influence, la composition de Tristan atteignit au sublime. Les Maîtres-chanteurs et Parsifal datent aussi de cette époque.

Tristan et Iseult est considéré par certains comme le chef-d’œuvre de Wagner et c’est le monument impérissable d’un grand amour.

Minna surveillait anxieusement, cette tendresse grandissante. Après que Wagner, pour mettre fin aux conflits qui agitaient son âme, fut parti pour Venise où il termina Tristan et le dédia à Mathilde, Minna retourna tristement à Dresde où elle mourut de chagrin quelques années plus tard.

Un royal  ami.

En été 1859, Wagner retourna à Paris. Napoléon III avait exprimé le désir de voir Tannhäuser représenté à l’Opéra et Wagner se mit à réviser le texte et la musique du 1er acte.

« Ne manquez pas d’ajouter un ballet au spectacle, les Parisiens y tiennent et les membres du Jockey Club, qui ne manquent pas d’assister aux soirées, ne vous en pardonneraient pas l’omission.»

Wagner fut outré et refusa d’introduire une scène de ballet dans un drame sérieux.

Le soir de la première arriva et l’exécution du premier acte recueillit des applaudissements nombreux. Mais de véritables huées se firent entendre dans la salle après le second acte et la foule réclama le ballet à cor et à cris. La représentation fut interrompue. L’Empereur et l’ Impératrice quittèrent leur loge et Wagner ne tarda pas à se rendre compte que son cas était désespéré. Napoléon intervint cependant auprès de la Cour de Saxe pour faire cesser l’exil de Wagner et obtint satisfaction.

Malgré des amis généreux et des éditeurs qui libéralement lui donnaient des avances de droits sur des œuvres qui n’étaient pas encore composées, Wagner se débattait toujours dans des difficultés financières et était criblé de dettes.

Il entreprit une série de concerts dans les capitales européennes. A Saint Pétersbourg et à Moscou, il récolta des sommes importantes et les acclamations enthousiastes des amateurs russes. Wagner ne manquait d’ailleurs jamais de répéter que c’était à l’étranger, en France, en Russie, en Suisse, en Italie, que son génie était apprécié et qu’il y trouvait une large hospitalité et des concours généreux, alors que ses compatriotes allemands l’avaient attaqué, ridiculisé, avaient ignoré ou’ sifflé sa musique, sans jamais rien comprendre à son idéal.

En 1861, Wagner se rendit à Vienne où il espérait faire représenter Tristan et Iseult. C’est là que, pour la première fois, il assista au spectacle de Lohengrin, qui s’était donné à maintes reprises dans la plupart des théâtres d’Europe depuis plus de dix ans.

Lors d’une représentation qu’il dirigeait, Wagner au cours de l’exécution, abandonna sa baguette et laissa l’orchestre jouer seul. La salle applaudit vivement à cette marque de confiance dans les musiciens.

« Il me semble, dit Wagner souriant, que les auditeurs préfèrent ma musique quand je ne la dirige pas.» .

L’accueil de la presse ne fut rien moins que favorable et Edward Hanslick écrivit une série d’articles qui restent un modèle du genre lorsqu’il s’agit de critique sans indulgence.

Wagner prit une éclatante revanche en tournant en ridicule son ennemi sous le personnage de Beckmesser des Maîtres-chanteurs.

Un de ses admirateurs avait mis à sa disposition une villa princière aux environs de Vienne. Wagner avait des idées un peu particulières en ce qui concernait l’installation de sa demeure. L’argent gagné en Russie et ailleurs lui brûlait les doigts et il fit appel à un décorateur viennois. Les fantaisies coûteuses ne manquèrent pas. Et après avoir changé tout l’ameublement, il se commanda par douzaines de somptueuses robes de chambre en satin, avec des pantoufles assorties, doublées de fourrure. Si bien que, lorsqu’il fut prêt à écrire les Maîtres-chanteurs, il était à nouveau plongé dans les dettes.

Wagner s’attendait au pire lorsqu’un matin on lui annonça un visiteur.

« Je suis le secrétaire intime de sa Majesté le roi Louis de Bavière, explique l’étranger. Mon royal Seigneur m’a donné l’ordre de vous inviter à Munich, Monsieur Wagner, pour que vous y dirigiez l’Opéra Royal. J’ai une somme importante à vous offrir pour vos besoins immédiats et vos appointements seront en conséquence.»

Wagner, enchanté, ne tarda pas à aller s’installer dans une maison près du château royal à Munich. Tous ses désirs étaient instantanément exaucés. Le décorateur viennois vint le trouver avec de nouvelles et extravagantes collections de soieries et de fourrures; la vie était belle!

Tristan et les Maîtres-chanteurs furent montés et Wagner se décida à terminer son gigantesque Anneau des Niebelungen, car on lui promettait un théâtre uniquement destiné à ses œuvres. Liszt vint lui rendre visite à Munich ainsi que Bülow et sa femme Cosima, la fille de Liszt.

 Il est évident que Wagner n’échappa pas à l’envie des courtisans et les calomnies sur son compte ne manquèrent pas de venir aux oreilles du Roi Louis. On lui reprochait notamment son intimité avec Cosima et une fois de plus il repartit en Suisse. Des vœux chaleureux et une généreuse annuité offerte par son royal protecteur lui facilitèrent ce nouvel exil.

Siegfried

 Peu après son arrivée, il fut rejoint par Cosima. Madame de Bülow n’avait jamais été heureuse en ménage. Depuis plusieurs années déjà, elle se sentait prédestinée à aider Wagner dans l’accomplissement de ses rêves. Bülow accepta le divorce et garda néanmoins toute son amitié à Wagner. Richard et Cosima se mirent à la recherche d’un coin où ils abriteraient leur bonheur. Ils le découvrirent à Triebschen, petit village sur le bord du lac des Quatre Cantons. La maison, entourée de beaux arbres, était située près du lac et on pouvait contempler en face de soi les sommets neigeux du Rigi et du Mont Pilate. Wagner installa et meubla sa nouvelle résidence avec tout le luxe et le confort désirables.

Le travail des Niebelungen fut interrompu un jour par la visite inopinée du roi Louis.

« Je voulais me rendre compte moi-même si vous étiez heureux, mon cher ami, dit le jeune monarque. Je voudrais savoir aussi où vous en êtes de la construction de votre théâtre.»

« Le projet ne se réalise pas vite, Sire, rétorqua Wagner, la dépense est trop lourde pour mes amis.»

« Permettez-moi d’en être le premier souscripteur », dit le roi Louis, et une somme importante prise sur la cassette royale ne tarda pas à parvenir à l’Association wagnérienne qui s’était constituée .

Un an plus tard naquit à Triebschen un petit garçon et la joie de Wagner fut complète. L’enfant reçut le prénom de Siegfried d’après le héros principal des Niebelungen. La veille de Noël, jour anniversaire de la naissance de Cosima, la jeune femme fut réveillée par une musique qui venait du jardin. Elle se mit à son balcon et vit un groupe de musiciens dirigés par son mari et jouant un morceau d’une beauté enivrante. Cette courte pièce d’orchestre, qui fut appelée: l’Idylle de Siegfried, en l’honneur de leur fils, est restée depuis un morceau favori de concert.

Liszt s’était tout d’abord opposé au mariage de sa fille avec son ami, mais l’habileté et la ténacité pleine de tact de Cosima réconcilièrent bientôt les deux hommes illustres et Wagner fut heureux de pouvoir recevoir Liszt à Triebschen.

Un soir qu’ils étaient ensemble, Liszt se mit au piano et improvisa magistralement une transposition des Maîtres-chanteurs pour le piano. Il joua aussi une de ses compositions, la Symphonie de Faust, et Wagner en remarqua la similitude avec un des thèmes de sa propre Walkyrie.

 « Je crains bien, Père, dit-il en riant, que j’ai volé un de vos passages.

 « Tant mieux, répliqua Liszt, ce sera le meilleur moyen de le faire entendre. »

Au début de l’année 1872, Wagner, accompagné de Cosima et de sa famille et deux énormes chiens de Terre-Neuve, quitta Triebschen pour Bayreuth où lui était réservé un triomphe tel qu’aucun artiste n’en a jamais connu de semblable.

Victoire

La petite ville endormie de Bayreuth, dans le nord de la Bavière, que Wagner avait choisie pour y construire son théâtre, n’avait jamais connu le mouvement qui devait l’animer au cours des quatre années que dura la construction du théâtre de Wagner. Malgré ses soixante ans, le compositeur était infatigable et ne reculait devant aucun effort pour réaliser son plan dans les moindres détails et élever sur une colline aux alentours de la ville le temple de sa musique .

En même temps, il se faisait construire une somptueuse maison qu’il appela « Wahnfried . En outre, il ne négligeait pas de mettre sur pied un orchestre et de surveiller chanteurs et acteurs afin d’amener à la perfection qu’il désirait son drame musical. Il faisait donner des concerts dans toute l’Europe pour aider au financement de la gigantesque entreprise.

Malgré cette activité débordante, Wagner trouvait le temps de terminer ses compositions de Siegfried et Le Crépuscule des dieux, troisième et quatrième parties des Niebelungen.

Son caractère nous apparaît à ce moment-là sous son aspect surhumain. Il était si fortement persuadé de sa mission artistique qu’il ne se laissait troubler par rien dans l’accomplissement de son œuvre. Ni la souffrance, ni la misère n’étaient parvenues à le décourager et toujours son indomptable énergie l’aidait à franchir tous les obstacles.

De nos jours, sa contribution importante à l’art musical est incontestée. Dramaturge de tempérament, il s’était rendu compte que la parole n’était pas un mode d’expression suffisant et que seule la musique pouvait traduire la moindre nuance d’émotion.

 Avant lui les opéras se composaient uniquement d’une suite d’airs et de duos, agrémentant un texte parfois décousu. Dans les drames musicaux de Wagner, l’idée musicale est développée par l’orchestre, les chanteurs exposant l’action. C’est pour obtenir ce résultat qu’il écrivait lui-même ses textes.

Les frais de construction de Bayreuth étaient de plus en plus considérables. Les ressources de Wagner et les souscriptions organisées par de nombreuses associations wagnériennes n’y suffisaient plus. Liszt se reprit à donner des concerts et faisait don de ses magnifiques recettes à son gendre.

 Wagner eut l’idée de demander audience au chancelier d’Allemagne Bismark et, au nom de tous les Allemands, exigea de lui une subvention du gouvernement pour l’achèvement de son œuvre.

 « Je n’ai jamais rencontré d’être aussi arrogant que vous, explosa le chancelier, votre demande n’est pas agréée.»

 Une fois encore le roi Louis vint à la rescousse et, par un don généreux, combla le déficit.

 Le comité du Centenaire de l’Indépendance des États-Unis lui offrit un chèque et demanda en compensation à l’auteur une marche musicale commémorative. Pour obtenir la somme promise, Wagner n’hésita pas à composer un morceau qui peut être considéré comme ce qu’il fit de moins bien.

Enfin, en 1876, eut lieu le premier festival en présence du roi Louis, de Guillaume de Prusse nouvellement couronné empereur, et de tous les personnages les plus célèbres du monde musical universel. Le triomphe fut complet. Aussitôt après la dernière représentation, Wagner partit goûter en Italie un repos bien gagné, mais déjà il s’était mis à composer Parsifal, qu’il devait achever deux ans plus tard à Palerme .

En 1882, au second festival, Parsifal fut représenté et le succès dépassa toutes les espérances.

A la fin de l’année, Wagner et sa famille se rendirent à Venise et y louèrent un appartement de trente pièces au palais Vendramin sur le Grand Canal. Un nouvel opéra était commencé, mais le compositeur ne devait jamais l’achever.

Chaque matin il arpentait son cabinet de travail, vêtu d’une magnifique robe de chambre d’un rouge cardinal, qu’il abandonnait pour un vêtement noir quand il avait envie de se promener dans sa gondole personnelle.

Les journées s’écoulaient paisibles et heureuses entre famille et amis.

 Il dirigea même à ce moment, au théâtre Fenice de Venise, sa Symphonie en ut majeur composée cinquante ans auparavant. En déposant sa baguette, il dit à Liszt:

 « C’est la dernière fois que je conduis un orchestre.»

Le 13 février 1883, son domestique, voulant le réveiller comme à l’accoutumée, le trouva effondré sur son bureau. Cosima accourut, mais ne put que constater l’irrémédiable. La mort avait été rapide et sans douleur.

Les funérailles eurent lieu cinq jours plus tard à Bayreuth et, depuis lors, les amateurs de musique du monde entier, qui viennent chaque année entendre l’œuvre d’un des plus grands compositeurs d’opéras de tous les temps, peuvent déposer des fleurs en guise d’hommage sur la grande dalle de marbre de son tombeau dans le jardin de Wahnfried.

 

Toscanini à Bayreuth

 

 

 

                       vers 1890

vers 1935

La longue carrière d’Arturo Toscanini comme chef d’orchestre – sa première direction fut Aïda à São Paolo en 1886, alors âgé de dix-neuf ans, et sa dernière le 3 juin 1954 – fut marquée par quatre grandes épopées. Il dirigea La Scala de Milan jusqu’en 1908, pour en reprendre la direction après la première guerre mondiale et y renoncer car en perpétuel conflit avec la brutalité mussolinienne,  puis ce fut le Metropolitan de New York  jusqu’en mai 1915 il reprit un engagement de 1928 à 1937 avec l’Orchestre Philarmonique de New York,  enfin de 1937 à 1954 il dirigea le NBC Symphonic Orchestra. Au-delà de ces repères il accumula les contrats avec nombre de villes et festivals d’Europe et d’Amérique, tant sa direction était mondialement appréciée. Par deux fois il se rendit en ‘’Palestine’’, c’est-à-dire là où la toute jeune ville de Tel-Aviv se développait.

Son répertoire était immense, et il participa à la création de nombreuses œuvres musicales, notamment à celles de Puccini. Il finit par renoncer à diriger des opéras pour se consacrer exclusivement à des œuvres orchestrales, qu’il imposa  comme des standards.

Son engagement politique et moral l’amena à s’opposer de front aux absurdes et monstrueuses dictatures mussolinienne et hitlérienne, également au racisme qui régnait aux Etats-Unis. Toute sa vie, il multiplia les concerts de charité afin de venir en aide à des organismes ou des associations caritatives. Il eut toujours un souci profond du quotidien des musiciens de rang avec lesquels il travailla. Continuer la lecture de Toscanini à Bayreuth

Albine et Yseult

Comme un écho au poème de Charles Baudelaire, vous pourrez découvrir  un court texte de Bernadette Fantin Epstein à propos d’Albine et d’Yseult :

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Des orchestres dans votre salon

Christian Merlin, un des critiques musicaux du Figaro vous conseille pour inviter des orchestres internationaux dans votre salon :

Vienne, Berlin, Paris, Bruxelles…

Les salles mettent en ligne leurs archives filmées.

Voici sa sélection de 10 œuvres ( article publié le 6 avril 2020 )

Le Songe d’une nuit d’été, de Britten au Festival Aix-en-Provence disponible sur www.france.tv. Capture France TV

Une fois admis que les meilleurs écrans ne seront jamais qu’un pis-aller pour le mélomane, force est de reconnaître qu’ils sont aujourd’hui une bénédiction. La plupart des salles mettent leurs archives filmées à la disposition de l’internaute, certaines plateformes payantes offrant même la gratuité, comme celles du Philharmonique de Berlin (1) ou de l’Opéra de Vienne (2). Certains fixent un rendez-vous à jour et heure fixe, comme si vous alliez au concert, manière de maintenir un rituel.

C’est le cas de la Philharmonie de Paris (3), où l’on a déjà bloqué le 15 avril à 20 h 30 pour revoir le War Requiem de Britten par Daniel Harding, un des grands moments de l’Orchestre de Paris. Mais ils restent ensuite disponibles plusieurs jours, l’occasion de faire chez vous le voyage cosmique démesuré du Samstag aus Licht de Stockhausen par l’équipe du Balcon.

Radio France n’est pas en reste en matière d’heures de gloire. Grandiose, la Symphonie des Mille de Mahler donnée dans le cadre majestueux d’Orange par les deux orchestres maison et une impressionnante masse chorale (4). Visionnaires, les Vêpres de Monteverdi par Raphaël Pichon filmées à Versailles (5).

Si vous êtes en quête de pure poésie, ne manquez pas Le Songe d’une nuit d’été de Britten au Festival d’Aix-en-Provence (6). C’est le plus beau spectacle lyrique auquel l’auteur de ces lignes ait jamais assisté. Et si vous n’avez pas aimé la relecture du Requiem de Mozart par Romeo Castellucci l’été dernier (7), essayez à nouveau: cette proposition forte est aujourd’hui plus parlante que jamais!

«Écoutez le silence»

Si vous n’avez pu, comme le chanceux critique, vous rendre à Munich pour le Parsifal de Wagner, connectez-vous toutes affaires cessantes tant qu’il est encore temps (8). La réalisation visuelle est neutre, mais la direction de Kirill Petrenko est tout simplement géniale, et la distribution stratosphérique Kaufmann! Stemme! Pape! Gerhaher !).

De là, mettez le cap sur Bruxelles pour rattraper le féerique Tsar Saltan de Rimski-Korsakov, si admirablement raconté par Dmitri Tcherniakov (9). Et si vous n’avez jamais compris à quoi sert un chef d’orchestre, regardez Philippe Jordan répéter la 9e de Mahler avec l’Orchestre de l’Opéra (10). «Écoutez le silence», enjoint-il aux musiciens. Quelle plus belle leçon?

  1. www.digitalconcerthall.com
  2. www.staatsoperlive.com
  3. https://live.philharmoniedeparis.fr
  4. www.francemusique.fr/concert/choregies-d-orange-mahler-oprf-onf-crf-mrf-choeur-philharmonique-de-munich-saraste
  5. www.francemusique.fr/concert/versailles-chapelle-royale-monteverdi-desandre-zaicik-richardot-gonzalez-toro-wilder-ens-pygmalion-pichon
  6. www.france.tv/spectacles-et-culture/opera-et-musique-classique/966279-le-songe-d-une-nuit-d-ete-de-britten-a-aix-en-provence.html
  7. www.arte.tv/fr/videos/088454-001-F/requiem-w-a-mozart
  8. https://operlive.de/parsifal/
  9. www.lamonnaie.be/fr/streaming/1450-le-conte-du-tsar-saltane
  10.  www.operadeparis.fr/3e-scene/vers-le-silence

Kit de survie pour mélomanes

 

Christian Merlin dont nous vous avons déjà communiqué ses conseils pour vous aider dans vos choix d’écoute dans cette période  de confinement avec son article, Une journée épique avec le Ring, avait dès le 17 mars  proposé dans sa rubrique du Figaro, intitulée Kit de survie pour mélomanes, quelques parutions récentes éclectiques que vous pourrez peut-être vous procurer sur le net.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une journée épique avec le Ring

      Christian Merlin,  agrégé d’allemand, docteur en lettres, musicologue, producteur et animateur d’émissions radiophoniques, avec notamment actuellement sur France Musique   son émission dominicale « Au cœur de l’orchestre », auteur de plusieurs ouvrages musicaux,  est un des critiques musicaux du Figaro .

C’est peut-être parce que sa thèse portait sur « le Temps chez Wagner », qu’il a souhaité en lieu et place de ses critiques musicales, absentes du Figaro, suite aux mesures sanitaires  interdisant les rassemblements de personnes et donc concerts et représentations d’opéras, vous suggérer de découvrir ou redécouvrir le Ring de Richard Wagner avec l’article suivant intitulé  une journée épique avec le Ring.